Le titre un peu étrange de cet ouvrage se réfère à une ancienne expression russe, par laquelle les prisonniers désignaient un nouveau venu en milieu carcéral. le sous-titre vient de l'habitude de l'auteur de vite prendre des notes "sur un genou" dès qu'une occasion se présentait.
Les barreaux qu'Édouard Kotcherguine a connu comme môme sont ceux d'orphelinats, d'abord à Leningrad (Saint-Pétersbourg) ensuite à Kouïbychev, l'actuel Samara au bord de la Volga à 862 km au sud-est de Moscou et proche du Kazakhstan.
L'auteur a eu le grand bonheur de naître en 1939 dans la Russie très humaniste de Staline et l'horrible Lavrenti Beria, de parents russo-polonais. Son père Stepan croupissait dans les sous-sols de la lugubre Loubianka, siège de la police politique soviétique. Sa mère polonaise, Bronislawa Odynets, à qui l'auteur a dédié son témoignage, fut emmenée pour interrogation par le NKVD (le précurseur du KGB) et le mioche Édouard se retrouvait à l'orphelinat.
L'auteur commence par nous raconter son transfert spectaculaire de Saint-Pétersbourg assiégé en 1941 par les nazis, l'atterrissage forcé du petit avion en bois à bord duquel il se trouvait et qui attaqué par un Messerschmitt devait atterrir en flammes sur l'immense lac glacé de Ladoga.
Ensuite, le pénible périple continuait vers Samara, où le petit père du peuple avait transféré, en octobre 1941, son gouvernement, fuyant la progression de l'armée allemande sur le territoire russe.
"En ces années féroces, quand par la faute de deux moustachus des millions d'hommes luttaient à mort dans la Russie occidentale, nous les enfants, coulions des jours paisibles au fin fond de la Sibérie".
Paisibles peut-être, mais cet orphelinat d'État moderne, une ancienne prison, loin du monde et régi par des règles très strictes du NKVD n'avait absolument rien de très invitant ou charmant.
Il faut lire la description par l'auteur de cette institution de Tchernoloutchié, la bâtisse, la répartition des salles, bureaux et chambres, le règlement interne et surtout l'encadrement humain, à commencer par la directrice surnommée le Crapaud, à cause de ses yeux globuleux, qui faisait de la peinture à l'huile "et manifestait un talent certain pour la stalinographie". Personne n'aimait cette bonne femme, se souvient l'auteur.
Après la défaite nazie, en octobre 1945, Édouard, qui n'a pas encore 6 ans, décide de s'enfuir de l'orphelinat et de regagner son Pétersbourg natal.
C'est le signal de départ d'une épopée qui prendra au jeune Édouard 6 longues années. Une épopée faite de longues attentes dans les gares et centres de triage ferroviaires, de voyages cachés dans toutes sortes de trains, de recherche continue de nourriture et de peur constante d'être découvert et puni.
Son grand atout pour survivre consiste en son talent de faire des beaux portraits de
Lénine et Staline, pour une minuscule mie de pain ou, luxe suprême, un morceau de carotte.
C'est également une période de grande solitude, sauf la brève phase pendant laquelle il bénéficie de la compagnie de Mitiaï, un petit malheureux qui a perdu ses parents et ses yeux, mais qui séduit les passants avec sa belle voix et ses chants révolutionnaires. Comme Édouard Mitiaï voyage clandestinement à Novgorod où vivent ses grands-parents, mais le petit chanteur meurt d'une infection pulmonaire.
Ses interminables voyages sont entrecoupés par des hivernages forcés à cause du grand froid dans des orphelinats de passage comme à Tcheliabinsk et Perm (Molotov à l'époque).
Je vous laisse découvrir si Édouard retrouvera, au bout de ses pérégrinations, sa Matka (mère) Bronia chérie.
Le récit de l'errance d'un gosse dans ce colossal pays ravagé par la guerre est passionnant. Dommage que Kotcherguine a truffé son histoire d'expressions argotiques insolites et difficilement compréhensibles pour nous autres occidentaux. Je plains la traductrice qui a dû imaginer des équivalents adéquats en Français. Heureusement que ce soit l'excellente
Julie Bouvard qui a été chargée de cette délicate mission.
Je termine par la complainte du petit orphelin aveugle (à la page 118) :
Dans votre beau jardin
Chante le rossignol,
Moi, j'ne suis qu'un gamin
Que personne ne cajole.
Personne ne me cajole
Personne ne m'attend,
Excepté la route et les chiens errants...