« En une époque de tutelles en tout genre, auxquelles le commun des mortels ne pouvait que très difficilement échapper, il osait mettre au-dessus de tout l'autonomie rationnelle et affective des individus. Il faisait passer leur épanouissement et le développement de leurs relations dans un esprit égalitaire, avant les intérêts des institutions et des clans sociaux. Il eut l'audace et la prodigieuse intelligence de proposer une alternative philosophique à la Bible et à tous les textes qui en appellent à la foi et qui condamnent le désir comme la marque du malheur de l'homme, lui qui définit le désir comme l'essence même de l'individu. Sa philosophie était, et est toujours, une philosophie de l'émancipation par la liberté de la pensée qui défie toute domination. En cela, elle est éminemment politique et incendiaire. C'est cette alternative à la Bible et ce manuel démocratique à l'échelle individuelle que j'ai maintenant sous les yeux : le texte intégral, en version manuscrite de
l'Ethique, le grand traité de
Spinoza, qu'il ne put publier de son vivant. »
(pp.15-16)
Spinoza, peut-être en raison de sa réputation sulfureuse, a, depuis sa propre époque, entraîné la curiosité des commentateurs et des écrivains, et, au-delà des exégèses de sa philosophie, on ne compte plus les biographies, voire les romans qui lui donnent le rôle principal. Sous un titre parodique,
Spinoza Code, qui rappelle évidemment celui du
Da Vinci Code (mais « Code », comme le rappelle une note en exergue du texte, vient du latin « codex », « tablette pour écrire » et, finalement, « livre », et donc
Spinoza Code peut s'entendre comme « le Livre de
Spinoza », son grand oeuvre, L'Éthique…), le texte de
Mériam Korichi n'a pourtant rien d'un roman ésotérique à la mode de
Dan Brown, et ne constitue non plus ni un commentaire de l'oeuvre, même s'il y fait constamment référence avec précision, ni une biographie, même si, d'un bout à l'autre, les dernières années de la vie du penseur en nourrissent en partie les pages. Débutant avec la découverte, en octobre 2010, d'un manuscrit original de L'Éthique, dans les Archives de l'Inquisition à la Bibliothèque du Vatican, le récit se présente comme une formidable et captivante enquête littéraire, racontant le parcours tortueux et semé d'embûches qui mena le précieux document d'Amsterdam à Rome, avant qu'il ne soit enfermé en lieu sûr, tant son contenu révolutionnaire déplaisait aux pouvoirs religieux de l'époque.
le principal personnage du livre, et c'est ce qui fait sa première originalité, n'est d'ailleurs pas
Spinoza lui-même, mais
Ehrenfried Walther von Tschirnhaus (excusez du peu, comme dirait l'autre), un jeune mathématicien talentueux, attiré par
la philosophie naturaliste du penseur hollandais, et qui deviendra son ami avant de se voir confier le précieux manuscrit. Tschirnhaus appartient à cette génération d'hommes de science, souvent en rupture de ban avec leurs attaches aristocratiques ou bourgeoises, qui, dans cette fin du XVIIe siècle riche en découvertes dans tous les domaines, mais aussi en inventions techniques, font feu de tout bois intellectuel, s'intéressant aussi bien aux mathématiques qu'à la physique ou à l'entomologie, à l'anatomie et à la médecine, voire à la géologie quand, comme Tschirnhaus sur sa route vers l'Italie, on est amené à traverser les Alpes… Ce qui, surtout, excite l'intérêt du jeune savant pour la pensée de
Spinoza, c'est cette proposition d'une méthode géométrique qui permettrait d'offrir une vision globale du Monde et de l'homme et donnerait ainsi une cohérence à l'ensemble de ces nouvelles recherches. Quand il rencontre
Spinoza, celui-ci, rejeté depuis longtemps déjà par la communauté juive, s'est acquis en outre une réputation scandaleuse, depuis la publication du
Traité théologico-politique, dans lequel il mettait en cause la légitimité des pouvoirs politiques et religieux de son temps. Et il s'apprête à publier L'Éthique, un texte qui serait comme son testament philosophique, présentant dans une synthèse ultime et sous une forme démonstrative empruntée aux mathématiques un système philosophique qu'il voudrait incontestable…
Tschirnhaus devient dès lors, dans le voyage qu'il entreprend autour de l'Europe, pour mieux connaître ses pairs et s'assurer bonne place dans la République des savants, le meilleur messager du philosophe, même lorsqu'il doute de certaines de ses propositions, ou, surtout, même quand il sent lui-même tous les dangers qu'il peut y avoir à tenir ce rôle.
Mériam Korichi réussit pleinement à faire revivre, sous nos yeux, le paysage intellectuel et spirituel de l'époque. Elle nous fait ainsi rencontrer longuement, parmi beaucoup d'autres héros de cette société scientifique internationale, Huygens et
Leibniz (oui, oui, celui-là même qui deviendra l'objet des risées
De Voltaire…), elle montre surtout la puissance du camp des obscurantistes, de tous ceux qui liés aux pouvoirs religieux et tenants de la vieille métaphysique, craignent les idées nouvelles et leur influence subversive. le meilleur exemple de ces résistants d'arrière-garde est
Nicolas Sténon, qu'elle évoque longuement, audacieux chercheur dans différents domaines, mais en particulier en anatomie, dans sa jeunesse, avant que le souci de sa carrière ne l'amène à devenir un fervent défenseur du plus austère catholicisme… et le pire ennemi de Baruch
Spinoza ! C'est lui qui, finalement, réussira à se faire remettre le fameux manuscrit de L'Éthique par Tschirnhaus, pour mieux en dénoncer l'existence et essayer de le soustraire au regard de tous dans les armoires du Vatican…
Il y a bien un côté « Nom de la Rose » dans ce roman de
Mériam Korichi, entraînant son lecteur à travers une aventure pleine de rebondissements, quelque chose comme du rififi chez les intellos du XVIIe siècle européen ! Mais il y a aussi, et c'est une des charmes indéniables du roman, une réécriture de certaines des idées de L'Éthique, texte, comme on sait, d'un abord difficile, et la présentation qu'en fait l'autrice dans son récit rend souvent leur démonstration lumineuse. Et puis, évoquant un temps où la pensée était le territoire quasi exclusif des hommes,
Mériam Korichi s'efforce parfois de rendre aux femmes une place dans cette histoire intellectuelle dont on voudrait les écarter, n'oubliant pas, avec un clin d'oeil, sa propre position d' « enquêtrice-narratrice »… Enfin, on ne peut qu'encourager à lire, dans notre époque malheureusement si gangrénée par le retour des pires autoritarismes en politique et d'une vraie régression dans le domaine des moeurs, sous l'influence grandissante des sectarismes religieux de tous bords, un texte qui rappelle toute l'insolence de
Spinoza à parler désir comme essence de
la vie humaine et de la nécessité de rechercher la Joie contre
les passions tristes… Mais laissons
Mériam Korichi le dire bien mieux que nous (p.213) : « La Joie n'est jamais directement mauvaise, au contraire de la tristesse qui elle l'est […] Et les peurs, les haines, les contritions, les dénonciations, les confessions, les pénitences, les regrets, les remords, les attritions, les humiliations, les repentances, les agenouillements, les prosternations, les dégoûts, les hontes, les mortifications, les vexations, les blâmes, les censures, les condamnations, les traques, tout cela ressortit à des passions tristes qui affaiblissent toujours la puissance d'agir ». Oh, merci, merci mille fois, Mériem Korichi, de nous ressusciter ainsi, après Deleuze,
Comte-Sponville ou Benassayag, le grand Spino!
(et puis, cerise sur le gâteau, comment ne pas sympathiser avec une autrice qui cite dans la même phrase de ses remerciements – et sans doute, simplement, en reconnaissance d'amitié –
Joy Sorman, yes !, et
Olivier Tallec (un jour, oui, son écureuil sera le plus spinoziste des animaux !), deux de nos « idoles » (bon, Baruch exécrerait ce dernier terme…)