L'exposition du thème et le style déconcertent dès les premières pages. le narrateur et le frère Othon — deux moines-soldats retraités d'une guerre antérieure — vivent dans « l'Ermitage aux blancs buissons » (une apposition homérique souvent répétée), sur une crête rocheuse où ils entretiennent religieusement une collection botanique qui symbolise à la fois nature et culture : « Tel était le royaume » (p 46). Ils vont participer du côté des vaincus à une guerre d'extermination dont ils réchappent, grâce à une collusion avec le clan des vainqueurs. Quelle peuvent être leur morale et leur religion, s'ils en ont une ? Leur voisin très honoré du cloitre de la Falcifera est chrétien, mais nos héros respectent aussi bien les douze Dieux et Vesta. Alors sans doute la Nature car tout le livre, jusque dans l'action la plus noire, est marqué par un symbolisme floral, celui du « grand lis doré de Cipango » dans leurs jardins, celui du « sylvain rouge » dans la nuit sanglante ; les princes des serpents et des chiens de guerre, la Griffone et Chiffon Rouge, achèvent en combat singulier la guerre absurde et abominable des hommes.
On pense au romantisme allemand, à l'opposition nietzschéenne de l'apollinien et du dionysiaque, à la sagesse grandiose et dédaigneuse d'Empédocle chez
Hölderlin. Mais ces filiations sont insuffisantes. Jünger a sa pensée et son style propres, épiques et sombres tous deux : « Il arrive aisément, quand nous avançons vers l'inconnu, que la juste mesure nous échappe » (p 32). Alors où sommes-nous ? Dans un monde sans femme, en dehors de celles « dont le seul travail et celui des hanches » (p 65) et de la vieille Lampusa, un peu sorcière, grand-mère du petit Erion « né de mon amour pour Sylvia, la fille de Lampusa » (on ne saura rien de plus de cet amour fécond). Un monde anhistorique par le grand ton, le vocabulaire souvent archaïque, le costume, l'environnement domestique, la production agropastorale, les armes (la seule mention d'une arme moderne est celle d'un fusil pour la chasse au caïman !), les hiérarchies et les religions. L'action est pourtant postérieure à Linné (1707-1778) qui est mentionné à plusieurs reprises (le narrateur est botaniste, Jünger est un entomologiste professionnel). Des lieux sont nommés – Bretagne, Provence, Uppsala, Amboise, Rhodes —, d'autres sont évoqués – Burgondie, Maurétanie – et d'autres sont imaginaires quoique d'une sonorité familière – Campagna, Marina, Alta Plana. Nous sommes dans un monde de frontières géographiques, temporelles et morales : « Tel était le royaume dont le cercle s'offrait au regard autour des falaises de marbre. de leur sommet, nous voyions la vie, bien cultivée sur un sol antique et fortement nouée, s'épanouir comme la vigne et porter ses fruits. Et nous voyions aussi ses frontières : les monts, où la haute liberté, mais sans la plénitude, habitait chez les peuples barbares, et vers le septentrion les marais et les sombres profondeurs, où guette la sanglante tyrannie » (p 46). C'est le monde de Jünger, héros de la guerre de 14, un monde où les idées, les passions, les combats anarchiques et sacrificiels n'ont pas de finalité ni de stratégie, un monde apocalyptique, à la recherche de l'action et de l'achèvement, au sens où l'on achève les chevaux ou les civilisations. le narrateur a fréquenté autrefois l'homme du mal, bénignement nommé le grand Forestier, que la critique assimile à Hitler. Impossible à la lecture d'interpréter le livre « comme une protestation contre l'hitlérisme » ce que prétend absurdement la quatrième de couverture, oubliant que la Wehrmacht a fait tirer les Falaises à 20 000 exemplaires en 1942 pour ses librairies du front.
Reconnaissons à Jünger l'ambiguïté, la provocation et l'ironie (un technicien de la guerre qui sera décapité se nomme Braquemart !) pour saluer avec Buzzati et Gracq son originalité dans l'amour du combat perdu : (son ami Belovar) « avait lutté vaillamment, car autour de lui gisait une moisson d'hommes et de chiens. Il avait ainsi trouvé une mort à sa mesure, dans le tourbillon de la chasse terrible où de rouges chasseurs harcèlent à travers les forêts le gibier rouge, et dans laquelle mort et volupté sont profondément unies. Longtemps je regardai les yeux de l'ami couché dans la mort, puis de la main gauche je versai sur sa poitrine une poignée de terre. La grande Mère, dont il avait célébré les fêtes farouches et qu'enivre un sang joyeux, est fière de tels enfants ».
Les Falaises ont le kitsch et le message ambigu de Wagner, mais aussi sa grandeur et sa perfection formelle.