J'ai l'impression que ce livre commence à être connu comme une oeuvre clivante : on adore // on déteste. Je ne vais donc pas faire dans l'originalité, avec une note si dure... Mais je crois qu'il y a une bonne raison à ça !
Pour être tout à fait honnête et commencer par du positif, j'apprécie le style d'écriture de l'auteur. Il y a quelques passages un peu longs, certes, mais j'ai aimé le vocabulaire fourni, la gouaille de Benvenuto, son côté bougon, cynique, parfois drôle.
Pour continuer dans le positif (je suis beau joueur), j'ai trouvé la trame de l'intrigue bien ficelée, les rebondissements bienvenus, les manigances politiques noires et fourbes - comme on s'y attend. Les dialogues sont travaillés, la plupart des personnages également...
Alors qu'est-ce qui cloche à ce point ? Qu'est-ce qui a rendu la lecture de plus en plus désagréable, jusqu'à la nausée, jusqu'à l'idée de finir uniquement pour voir si un renversement incroyable viendrait renverser la table, viendrait déchirer ce tableau malsain ?
Il y a bien entendu la scène de viol sur mineure, scène déjà commentée de toutes parts. Il y a le fait qu'à aucun moment il n'y ait du remords, le moindre questionnement, le moindre indice que le personnage (et l'auteur!) trouveraient ça insupportable. Il y a, au contraire, la complicité, que dis-je ! les félicitations d'un autre personnage !
N'y aurait-il que ça, ce serait déjà cent fois condamnable.
Mais ajoutez-y un racisme décomplexé, une homophobie infecte et une misogynie dégoûtante. Ce n'est pas présent à chaque page, mais on y a droit, gaiement, tout du long ; on demande notre complicité passive, on finit même par être interpellé : si on est encore là, à lire, c'est pas pour rien, hein ?
Je dis 'on' parce que je compte 2 : Benvenuto + Jean-Philippe. Après tout, ce que dit Benvenuto est relu, annoté et s'il faut corrigé par Jean-Philippe.
Entrons dans le vif du sujet : le réalisme historique (prétexte utilisé par ci) ou le respect des codes de la dark fantasy (excuse utilisée par là) peuvent-ils vraiment justifier de publier un témoignage de près de 1000 pages d'un violeur misogyne, raciste, homophobe ? Vraiment ?
J'ai une idée un peu provoc' : et si on instaurait le "test de Zemmour" ? Mettons que si un livre est susceptible d'être adoré par Zemmour, c'est qu'il est raté. Eh bien, bravo, je mets mes deux mains à couper que c'est le cas de celui-ci : comme un coq en pâte dans les basques de Benvenuto !
Plus sérieusement... Pour les anglophones, il y a ce texte, très intéressant, écrit par
Samantha Shannon, autrice du Prieuré de l'oranger : https://msmagazine.com/2019/02/26/feminist-call-historical-fantasy/
Il raconte que s'appuyer sur le passé historique pour placer un récit de fantasy, c'est bien, ça permet plein de choses, ça évoque directement des images, un décor aux lecteurs et lectrices. Il raconte qu'ajouter des éléments à ce passé, c'est super, ça permet de créer tout plein de choses, c'est ça qui fait le sel du genre ! Et il raconte enfin que puisqu'on ajoute des éléments au passé, on peut tout aussi bien en ôter : il s'agit de le modifier, dans les deux cas. Extrait :
"Pour certains, l'historicité implique qu'on peut ajouter à son récit un réseau global d'assassins - mais qu'on ne peut pas en enlever la norme hétérosexuelle. On peut y ajouter des dragons qui crachent du feu et de la glace - mais on ne peut pas ôter le viol."
Je vous encourage à lire le texte si vous êtes suffisamment à l'aise en anglais.
J'ai encore une autre manière d'aborder la question. Benvenuto ne violerait pas un.e "enfant". Je mets des guillemets parce que c'est bien une mineure qu'il viole, par ailleurs ; mais Benvenuto fait la différence : à 15 ans, on peut violer sans penser qu'on est pédophile. Benvenuto a la conscience tranquille. Plus tôt dans l'histoire, en forme d'anecdote, on comprend qu'il méprise les pédophiles (ou du moins, j'ai espéré le comprendre). Bon.
Alors voilà ma question : que diraient les lecteurs et lectrices qui ont tant adoré cette oeuvre si Benvenuto nous décrivait, plutôt qu'un innocent viol sur une fille de 15 ans, comment il viole un.e enfant de, allez, 8 ans ? Avec moult détails, hein, tout pareil. Et donc, la totale : aucun remords, aucun questionnement, aucun.e autre personnage qui viendrait l'interroger sur cet acte mais au contraire, d'autres personnages et parmi les principaux, qui accepteraient sans moufter voire, lui diraient "merci, Benvenuto, ça m'a rendu service que tu violes cet.te enfant !" (etc.)
Je crois que si
Jaworski n'a pas fait ça, c'est parce que ce serait aller trop loin. C'est parce que ça, ce serait insupportable, pour lui comme pour beaucoup de lecteurs et lectrices. Ça rendrait le personnage vraiment trop détestable, alors que là on est maintenu sur un fil tout du long : il abuse Benvenuto, mais dans le fond on l'aime pas trop mal.
Le corollaire, c'est qu'à l'inverse, faire violer par son personnage une fille de 15 ans et rendre l'acte léger, normal : ça, c'est bon. Ça passe, se dit Jean-Philippe. Ça en dit long, d'un coup. Un peu trop long pour ne pas douter sérieusement de l'inclination politique de l'auteur...
En court : une plume très bonne au service d'une oeuvre vraiment abjecte. On ne me reprendra pas à lire du
Jaworski, sauf mea culpa de l'auteur. Quant à vous, vous ne devriez même pas essayer.