Hideo Furukawa est un des fers de lance des quelques nouveaux talents de
la littérature japonaise, et se démarque par son audace. Son pari avec
le roi chien est assez gonflé : donner en quelque sorte une suite au Dit des Heike (traduit par ailleurs en français par
René Sieffert aux éditions Verdier), une geste guerrière façon Illiade japonaise qui narre l'affrontement pour le pouvoir durant la guerre de Genpei entre les clans Taira (ou Heike) et les Minamoto qui vont les supplanter. Nous sommes à la fin du XIIème siècle, époque Kamakura.
Lors de la bataille navale finale de Dan no ura (1185), des symboles du pouvoir ont sombré. Si certains ont été retrouvés, l'épée sacrée de la dynastie impériale, Kusanagi no Tsurugi (l'épée qui fauche les hommes comme des herbes !) gît toujours au fond des eaux. 150 ans après les évènements, l'époque Muromachi est arrivée, sous le règne des shogun de la lignée familiale Ashikaga. Il faut retrouver cette épée qui redevient un enjeu politique quand les rivalités de clans resurgissent, le pays étant divisé, avec même deux empereurs et leurs cours, du Nord et du Sud. Un jeune pêcheur-plongeur, Tomona, va involontairement la remonter sur son embarcation. Son puissant éclat va le rendre aveugle et tuer instantanément son père qui l'accompagnait.
Tomona part sur les chemins et devient joueur de biwa, membre d'une de ces guildes musiciennes, sous le nom de Tomo'ichi, et finalement de Tomoari. Il rencontre Inuô, né informe et à qui on avait mis un masque inexpressif pour cacher son horrible visage. le père d'Inuô a fondé Hie-za, la plus importante compagnie théâtrale de Sarugaku, l'ancêtre du Nô. La naissance d'Inuô est placée sous une malédiction dont son père est complice, mais les fantômes de joueurs de biwa massacrés qui portaient le souvenir du clan Taira vaincu veulent faire d'Inuô leur messager. Il va devenir acteur de Sarugaku et chanter l'histoire des Heike, satisfaisant ces esprits qui restaurent peu à peu ses capacités physiques et l'embellissent. Un heureux binôme se forme entre le musicien aveugle et l'acteur-danseur masqué, qui devient célèbre à travers la place pour créer des épisodes inédits de l'histoire des Heike.
Inuô au fait de son talent et de sa gloire artistique a acquis une beauté parfaite et peut jouer sans masque certaines pièces nouvelles qui constituent pour Tomoari « le rouleau d'Inuô ». Mais un jour, le tout-puissant shogun Ashikaga Yoshimitsu, Maître de Muromachi, qui pourtant a pour modèle le chef des Taira mort deux siècles plus tôt, Taira no Kiyomori, va siffler la fin de la partie. Les temps ont changé, il faut tourner définitivement la page des Heike, et renouveler l'art de la scène…Pour Inuô et Tomoari, c'est s'adapter ou mourir…
Furukawa est connu pour bousculer la structure classique du roman, avec parfois un côté confus et foutraque. Ici sa narration surprend par les répétitions, les commentaires qu'il se permet dans un langage très actuel, des dialogues imprégnés de ces deux caractéristiques qui font parfois pauvres ou décalés. C'est un effet évidemment voulu, le conteur assume d'être dans son époque, le 21ème siècle. Les chapitres sont très courts, certains sont consacrés à rappeler le contexte historique (c'est riche, très documenté et gratiné en noms propres de personnes et de lieux) et le ton est celui de « Il était une fois », un ton de conte exigeant, d'épopée artistico-historique. C'est assez étrange, parfois difficile à suivre, on se demande souvent à quelle époque on est, si Inuô et Tomoari finalement ne font pas qu'un, leur forte amitié est peu palpable car on ne les voit jamais interagir ensemble. L'auteur maintient comme une distance nous empêchant de nous attacher aux personnages, des personnages amputés d'une partie d'eux-mêmes et qui se régénèrent à travers l'exercice de leur art. C'est peut-être d'ailleurs l'un des enseignements du roman : la puissance de l'art pour élever les êtres, se dépasser malgré un handicap, etc. On peut y voir aussi l'intervention en tout temps des hommes de pouvoir sur l'art, l'art est une arme politique, comme l'a montré chez nous le Roi Soleil !
Le traducteur
Patrick Honnoré a la bonne idée d'introduire le roman par une salutaire explication de texte et de contexte. Hideo Furakawa a réalisé en 2016 une nouvelle traduction du Dit des Heike, 900 pages, qui l'ont tellement immergé qu'il a imaginé un roman qui se voudrait une sorte de suite à cet ouvrage qui, à l'image de l'Iliade ou des chansons de geste occidentales, est née de la tradition orale et connaît des variantes. Il nous confirme qu'Inuô a réellement existé, comme auteur et acteur de pièces de Nô, mais aucune ne nous est parvenue.
L'ensemble se tient, on passe plutôt un bon moment de lecture, assez court, avec les travers déjà mentionnés qui font aussi les atouts de cet auteur original et originaire de Fukushima, qui est clairement devenu une voix marquante de
la littérature japonaise contemporaine.