C'est d'abord une promesse d'immortalité, faite à une jeune femme mourante. Raconter son histoire pour qu'elle continue à vivre. Kristen Tuason est décédée à la fin de l'année 2016 d'un cancer qui avait métastasé, malgré des rémissions, malgré des périodes où son corps, contre toute logique, semblait reprendre goût à la vie. A.J. Dungo fut son compagnon. Tombé amoureux d'elle bien avant qu'elle ne tombât amoureuse de lui, à la faveur d'une passion commune pour le skate qui le liait à Jeff, le frère de Kristen. A.J. Dungo était là avant leur couple ; il demeure après lui, traversé par une période aussi douloureuse que lumineuse, marquée par la maladie et l'amour. Kristen était passionnée de surf ; elle a initié A.J., lequel, à son tour, a découvert l'histoire de ce qui est une culture avant d'être un sport.
In waves, "dans les vagues", est donc d'abord une histoire de passions : amoureuse, et sportive. C'est aussi le récit d'un combat, long et épuisant, désespérant à bien des égards, contre la maladie. C'est, enfin, une histoire d'un sentimentalisme exacerbé.
Le récit est divisé en quinze chapitres et en deux couleurs : un bleu vert, qui rappelle la couleur de l'océan, utilisé pour l'histoire de Kristen, laquelle se déroule principalement entre 2014 et 2017, avec quelques flash-backs dans les années 2005-2007 ; un sépia, pour aborder l'histoire du surf comme culture et comme sport, qui rappelle naturellement la couleur des vieilles photographies. le dessin d'A.J. Dungo est relativement simple, réaliste et sans grands détails. de la même façon, l'auteur écrit peu, et le récit est essentiellement descriptif. Les dialogues, qui en sont rarement vraiment car ils servent à la description de la situation, ou à la caractérisation de la personnalité de Kristen - se veulent proche de la réalité, avec une oralité du récit écrit qui, hélas, manque parfois de relief.
D'un côté, donc, l'histoire d'une jeune femme qui lutte contre le cancer ; de l'autre, l'histoire du surf, culture hawaïenne par excellence, et dont deux hommes furent les hérauts : Dave Kahanamoku et Tom Blake. le lien, entre les deux récits, est Kristen elle-même, qui fut passionnée de surf, et peut-être une certaine forme de résilience dont dut faire preuve aussi cette pratique qu'est le surf, mise à mal par l'occidentalisation de Hawaïi. de ce point de vue là,
In waves aborde ce thème difficile qu'est le deuil d'une façon originale et intéressante. L'histoire de Kristen est, hélas, semblable à des dizaines de milliers d'autres : une vie jeune, fauchée dans son élan par l'annonce du cancer, qui tente de reprendre le contrôle sur elle-même à travers des actes médicaux nombreux et douloureux - opérations chirurgicales, chimiothérapie ... - et, finalement, tâche de s'épanouir pleinement à travers l'accomplissement de passions - le surf - ou d'objectifs - le voyage en train entre Los Angeles et Seattle, le long de la côte Pacifique des États-Unis. Kristen est entourée de sa famille - sa mère, son frère Jeff, son cousin Eon -, de ses amis et d'A.J., son amoureux réduit à l'impuissance face au mal insidieux qui la ronge. Chaque moment de vie devient un événement, un espoir. Hélas, les motifs d'évasion sont rares.
Évasion : le surf en fut une pour les Hawaïens lorsque les Occidentaux débarquèrent sur l'archipel. Maladies, missionnaires, industrialisation, puis tourisme de masse associé à la bétonisation : Hawaïi perd une partie de son âme juste avant la fin du dix-neuvième siècle. Seul demeure le surf, cette danse que les hommes proposent à l'océan, debout au milieu des vagues :
In waves. Acte naturel, le surf devient un acte culturel, authentique, un lieu virtuel où se conserve l'âme d'un pays dont les enfants deviennent des beach-boys, amuseurs de galerie pour les Américains, gigolos pour les Américaines. Deux figures principales permettent la pérennisation du surf. D'abord, il y a Dave Kahanamoku, virtuose du surf qui inspire de nombreux Hawaïens, et qui fut double champion olympique de natation. Puis il y a Tom Blake, un Américain du Wisconsin, champion olympique de natation lui aussi, qui trouva dans le surf une philosophie de vie, et qui contribua à diffuser la pratique jusqu'à, à son corps défendant, lui faire perdre une partie de son âme en la généralisant à outrance et en la transformant en la faisant évoluer d'un point de vue technologique. Mais la survie de la culture fut à ce prix, comme la survie d'un cancéreux est parfois au prix d'une chimiothérapie : le corps, comme le surf, n'en sortent pas indemnes.
In waves, dans les vagues : le titre est éminemment polysémique. Il fait bien-sûr référence à la position des surfeurs dans l'océan, mais aussi à des vagues intimes qui parfois nous submergent et dans lesquelles nous essayons, comme les surfeurs, de danser. Vagues de souvenirs, vague à l'âme, vagues de chagrin qui déferlent, étonnamment puissantes, et qui s'échouent sur nos plages intimes. le récit d'A.J. Dungo est, on l'a dit, éminemment intimiste, d'une sensibilité qui tourne, bien des fois, à la sensiblerie. L'histoire est très touchante, certes, mais elle est aussi très personnelle. L'auteur n'introduit quasi pas de recul dans son récit. Alors, si l'on peut aisément compatir, voire projeter ce récit sur des situations que l'on a soi-même vécues ou que l'on pourrait vivre, force est de constater que l'on reste aussi au seuil de cette histoire, comme d'indélicats étrangers qui se seraient invités à un repas familial. L'appel à l'empathie extrême du lecteur, ici, ne suffit pas à emporter l'adhésion ; on reste poliment à distance, en déplorant ce qui arriva à Kristen, en apprenant moult sur le surf, mais en s'excusant presque de ne pouvoir, comme A.J. Dungo, rien faire. Comme le personnage argenté de la couverture, nous restons, lecteur, dans le vague.