Kosta s’est contenté de boire le sien accompagné d’une cigarette, sans interroger l’avenir. Juste sentir le goût de sa terre dans la bouche. Cela faisait si longtemps. Il a profité de cette intimité autour de la table pour parler à son ami du cauchemar qui l’habite depuis la tragédie de Zavoï. Sa réapparition pour les trois ans de Fjona, d’une régularité épuisante après des années de répit, qui correspond aussi à l’appel de la montagne. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, il en est persuadé. La montagne l’appelle en lui envoyant son messager. Ça, il ne le dit pas à Vladimir, qui ne comprendrait peut-être pas ce qu’il ressent vraiment et commencerait à douter de sa santé mentale à lui aussi.
Dans la perspective de l’implantation de la centrale, le lac naturel qui s’était formé à l’issue du glissement de terrain a été asséché et remplacé par un lac artificiel. L’assèchement a mis au jour les restes du village, des maisons en ruine que les bulldozers ont rasées. De Zavoï, seul demeure l’écho douloureux du passé.
On dit que les nuits de pleine lune, on peut voir s’élever dans la brume, au-dessus de la surface de l’eau, les ruines du village, et qu’on entend les hurlements de ceux qui ont trouvé la mort dans la catastrophe. Les survivants n’y sont jamais retournés, mais ont mis toutes leurs forces dans la reconstruction d’un Novi Zavoï – Nouveau Zavoï – sur les hauteurs de la rivière Viso pour y commencer une nouvelle vie.
— C’est quoi, « survivants » ?
— Se grattant le menton sous sa toison, l’homme cherchait comment expliquer à un gosse ce qu’était mourir et survivre.
— Les survivants, c’est ceux qui sont pas morts, tu vois ? Ceux qui sont toujours en vie, comme toi et ton chien.
Alors que ces mots irréels le traversaient de part en part, Jan se tourna vers le lac dans lequel se fondaient des teintes rose et orangé, comme si elles bavaient du ciel. Une vision qui allait s’imprimer dans sa mémoire et l’accompagnerait toute sa vie. C’était donc là, au fond de cette masse liquide, que se trouvaient désormais sa maison, son village, ses copains, ses frères, ses sœurs ? Peut-être faisaient-ils partie de ces corps remontant à la surface, flottant comme des troncs. Ils seraient donc des morts, et lui et Hatsa, des « survivants » ? Une déduction bien compliquée pour le cerveau d’un si jeune gamin, qui se sentait tout aussi mort que ces corps dans la boue.
Autour de lui s’est refermée une masse visqueuse et froide. Glacée. Un mélange d’eau et de boue. Les maisons ont disparu. Toutes. La sienne a sans doute subi le même sort. Seuls quelques toits en pierres plates et grises rappelant des écailles de tortue affleurent. Bientôt, ils seront recouverts eux aussi. Des vies avalées. Tout ne sera plus qu’histoire ancienne.
Zavoï englouti. Un village entier rayé de la carte en quelques heures.