Tout d'abord, je remercie Babelio et les éditions anamosa de m'avoir permis de faire cette belle lecture.
Je voudrais vous parler d'un livre atypique, qui m'est tombé un peu par hasard dans les mains ; mais le hasard existe-t-il vraiment, surtout en lecture ?
Bref, de colère et d'ennui est un livre particulier, ne serait-ce déjà lorsqu'on le prend dans ses mains, qu'on commence à le feuilleter. C'est un objet au premier abord plutôt insolite, mais que j'ai trouvé fort séduisant. La quatrième de couverture se déplie depuis l'intérieur, servant à protéger les pages, un peu comme ces journaux intimes qui gardent leurs pages secrètes, presque sous un verrou. Le livre s'ouvre et des cartes se déplient, en amont comme en aval du texte, des reproductions d'anciennes cartes de Paris, datant du XIXème siècle. Et les cartes, issues des archives de la Ville de Paris et de la Bibliothèque nationale de France, offrent à la fois une vue générale de la capitale, mais aussi un plan cadastral de certains arrondissements ou quartiers, au plus près des lieux où se déploient le récit. Nous découvrons ainsi le quartier du jardin du Roi, le quartier du Temple, le quartier de la Cité ; des croquis aussi : la fontaine des Innocents, vue du Pont de Charenton, l'Eglise Saint-Ambroise, vue du Jardin des Plantes... Nous découvrons un peu après des esquisses de personnages, une lettre manuscrite aussi, raturée à certains endroits... le décor est planté, dès le sous-titre : Paris, chronique de 1832. Ne nous trompons pas, ce n'est pas un livre d'art, c'est un petit livre broché, presque de la taille d'un livre de poche, qui est là, dans son écrin de papier, pour nous livrer un texte simple, ténu, parfois sensible. Ce texte, écrit par Thomas Bouchet, un enseignant-chercheur en histoire est le récit de quatre femmes. Ce n'est donc pas à proprement parler un roman. Récit fictif ou pas ? L'éditeur nous prévient en préambule comme pour nous guider dans ces rues du Paris de 1832 : «Toute ressemblance avec des personnes, des émotions ou des paysages ayant existé n'aurait rien de fortuit ».
Donc, tout se passe en 1832, à Paris, avec en toile de fond la rue qui gronde, qui vibre, qui monte des barricades, tandis que la capitale est balayée par une épidémie de choléra. Ici, Victor Hugo n'est guère loin, Gavroche non plus, mais point de lyrisme, façon Les Misérables. Qu'importe ! Ces voix qui s'expriment dans l'intimité ont, elles aussi, des choses à dire, parfois à crier et surtout à faire entendre, pas forcément sur le même registre et c'est là tout l'intérêt de convoquer ces quatre voix. Elles peuvent paraître bien dissonantes. Tout les oppose en effet. Quelque chose pourtant les relie : ces femmes sont toutes des recluses, à leur manière. C'est ici également une autre approche originale. Il n'est pas question de descendre dans la rue, nous regardons l'insurrection naître, s'accomplir, passer sous les voix repliées de ces femmes, ici dans un salon donnant sur le jardin des plantes, plus loin dans l'arrière-cour d'un cabaret de Ménilmontant, là-bas derrière les murs d'un couvent et enfin dans une prison...
Le procédé littéraire de convoquer plusieurs voix n'est pas nouveau. Mais ici, sans doute, le procédé colle au plus près de la réalité. L'auteur est un historien, il s'est tout d'abord appuyé sur un premier matériau issu de ses recherches auprès des archives dont il a eu accès. Ensuite, il a laissé la fiction prendre le pas, donner vie à ces quatre personnages. le résultat est plutôt convaincant. Et ces voix m'ont pris la main.
Ici, il ne faut pas craindre que la forme de l'objet l'emporte sur le texte ; la manière et la matière font corps et le contenant donne vraiment un sens au propos du contenu. Mais il ne suffit pas de le décréter. C'est comme en amour, il faut des preuves d'amour, comme dirait notre ami Oscar Wilde. Ici les preuves de la sincérité du texte viennent par le ton donné, la crédibilité historique de l'auteur.
Ainsi, nous découvrons tout d'abord Adélaïde, bourgeoise hypocondriaque, épouse d'un scientifique, qui dans ses lettres destinées à une amie éloignée de Paris, donne son regard très subjectif sur les événements sociaux du moment, elle nous dit son amour pour le chocolat de luxe, la girafe du jardin des plantes, l'homme d'origine africaine qui s'occupe de l'animal, évoque son mari scientifique, c'est un regard qui nous paraît forcément choquant par la voix superficielle, raciste dans son innocence, décalé par rapport à la situation sociale, la misère qui vient crier presque jusqu'à la fenêtre de son salon, qu'elle quitte si peu. A sa manière elle est recluse non seulement dans son espace physique confiné, sa chambre, son salon, ses lectures de la Gazette du tribunal, les lettres à son amie, mais surtout elle est recluse dans son univers de femme bourgeoise, son mode de pensée, son regard sur la société qui vacille autour d'elle. Émilie, saint-simonienne, sorte de Louise Michel presque quarante ans avant l'heure, quant à elle, arrangue la foule, ses proches, dans des lieux malgré tout confinés, arrière-salles de bars de Ménilmontant. L'amour, le sexe, sont présents. Cette femme est également recluse non pas tant dans les lieux où elle exprime sa voix, mais dans cet espace où ses proches l'enferment. C'est presque plus étouffant en termes d'espace... Plus loin, une autre femme recluse, Lucie, car toutes ces femmes sont recluses à leur manière, mais celle-ci vous en conviendrez, le terme est bien choisi, est enfermée dans une condition moniale, mystique en extase. Ici, recluse autant dans l'enfermement du lieu que de son amour, que dis-je, son extase, pour le corps de Jésus. Enfin, Louise, marchande ambulante du centre de Paris, atteinte du choléra et soupçonnée d'avoir participé à l'insurrection. Elle est recluse dans des espaces d'interrogatoire successifs (commissariat, prison, médecin...).
Ces femmes ne parlent pas entre elles. Elles s'adressent à nous et ce sont nous, lecteurs, qui avons la tâche ultime de faire le lien entre elles.
Du reste, l'auteur a eu la gentillesse de nous localiser ces quatre personnages, par l'attribution de couleurs, sur la carte de Paris qu'il nous livre en annexe du livre.
J'ai aimé ce texte, j'ai été séduit par l'objet que représente ce très beau livre. Les deux vont bien ensemble. Ce n'est pas forcément un coup de cœur, mais j'ai prêté une attention à ces voix et j'ai apprécié la recherche historique de l'auteur et sa capacité à faire parler ces femmes. Il reste maintenant à leur donner une écoute.
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