Merveilleux livre, très original, que celui de cette romancière qui a quitté le Liban en guerre à 12 ans, et qui choisit un narrateur masculin bien étrange. Phobique de la rue («plusieurs années sans avoir mis les pieds dehors», p. 14), il se fait livrer à domicile, ne va pas à l'enterrement d'Alma, la femme qu'il aime et qui – pensait-t-il, allait le sauver (p. 189). «Elle a tenu dix ans à mes côtés. Dix ! Elle a été héroïque» (p.191). On n'en saura pas plus. Il ne répond plus au téléphone, et finit par quitter son appartement et par jeter ses clés dans un égout, hantant désormais les rues de Paris comme SDF: rue du repos, rue du retrait, et même rue de l'avenir, une impasse qui ne mène nulle part. Phobique, il se dit aussi hypochondriaque, psychopathe (p. 191) et obsessionnel compulsif («J'accomplissais toutes sortes de rituels pour contrer l'angoisse. Je faisais cinq fois le tour de l'appartement en récitant mes incantations, je vérifiais des dizaines de fois que les bouches d'arrivée de gaz étaient bien fermées, je me lavais les maisons trois fois de suite»... p. 12; «formules magiques pour m'endormir», p. 16). Anorexique aussi, il pèse ses aliments au gramme près, successivement sur trois balances (p. 193). Il dort dans les parcs, cite
Proust et ses madeleines,
Baudelaire,
Sartre,
Aragon et d'autres. Il suit des inconnues dans la rue sans jamais leur parler. Tous les mardis à la même heure, il va à la rue des Partants et rencontre Emma qui lui offre un croissant. le mercredi, c'est le jour d'Ella. Les jeudis, il passe la journée au cimetière du Père Lachaise où il rencontre un chien qu'il appelle Minuit et qui ne quitte pas la tombe d'un enfant. Peu à peu, une amitié tendre se noue avec l'animal qui ira se blottir la nuit contre le corps du narrateur, dans un parc, avant de retourner à la tombe le matin. Ce sera le seul lien affectif du narrateur, admirablement décrit. Les nuits seront désormais pour le chien. le vendredi, c'est le jour de Martha qui lui offre invariablement un paquet des mêmes biscuits périmés, de son supermarché. Puis vient le jour d'Aimée qui dort sur une bouche d'aération du métro, et dont la carcasse puante s'étale sur le trottoir. le samedi soir, c'est le jour du bain de foule («je m'impose ce rituel pour ne pas perdre l'habitude des rues bondées er des décibels...». Ce jour-là, c'est Carla qui lui donne ce qu'il y a de «plus facile à manger pour un mec qui vit dehors» et qui, pour elle-même, transporte des bacs de bière en titubant. Les lundis, c'est Leila qui doit avoir à son actif plusieurs dizaines d'hivers dehors. Les jours se suivent mais aussi les saisons. le narrateur ne parle à aucune de ces femmes, mais chacune est une rencontre de loin qu'il évoque avec tact, finesse et poésie. Comme pour la femme aimée, tous les prénoms finissent par la lettre A. Il écrit «je regrette Minuit, Leyla et les autres. Je regrette le croissant d'Ella, le manteau d'Emma, les invendus de Carla et les sablés bretons de Martha... Je revois les cicatrices d'Ella, les jambes squelettiques d'Emma, les mains qui tremblent de Carla et le dos voûté de Martha. Je plonge dans les yeux tendres de Minuit». Peu avant la fin du livre, revient un souvenir douloureux et personnel du Liban, un épisode tragique qui l'a marqué quand, gosse, il a été entrainé dans la guerre et dans une violence qu'il dénonce avec pudeur. C'est avec la même pudeur qu'il évoque sa mère disparue. le dénouement, qu'il partage avec le chien, est une surprise pour le lecteur, bien que dans l'esprit de ce qui précède. le livre a une forme particulière de sensualité, parlant beaucoup des odeurs et des couleurs. le gris alterne avec le
bleu nuit, couleur d'une robe de la femme qu'il a aimée, et couleur qui revient notamment comme couleur du ciel («Toutes les déclinaisons de gris de février triompheront pour toujours du
bleu nuit» (p. 179). le mot «corps» revient sans cesse, jusqu'à 5 fois par page (p. 92). Beaucoup de choses s'expliquent dans une paraphrase de
Marguerite Duras (
L'Amant): «J'avais seize ans et il était déjà trop tard» (p. 156) ou dans une citation de Camus, «Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites».
Autres citations : «J'ai décidé que lire seul, à voix haute, était moins pathétique que de parler à mon steak pendant qu'il cuisait» (p. 17). «Ma sève ne montera plus jamais au printemps et n'ordonnera plus à mes branches de faire naitre de nouveaux bourgeons. Je ne connaitrai plus d'autre saison, ce sera un éternel automne désormais. Ce sera l'ultime et la plus grande tempête de ma vie et je l'attends ici, debout, les branches levées au ciel... Autrefois vivait en moi une hirondelle. Une hirondelle qui avait renoncé à son printemps» (pp. 168-169). «Elle a dû reconstruire tant de fois tant de nids. Il y a si longtemps que mon hirondelle est partie» (p. 170). «Des habitants du quartier, il ne reste que le tintement des pièces qui tombent dans le gobelet. Quand j'ai assez pour la bouteille, j'enlève le gobelet pour ne plus rien entendre d'eux. Pour ne plus rien savoir des corps qui passent» (p. 178).