Tout le monde a en tête des images de pom-pom girls graciles, empilées en de vertigineuses tours humaines, bordant les terrains de football américain. Apparu au XIXe siècle, le cheerleading est peu à peu devenu une pratique largement répandue – même en France. La pom-pom girl fait désormais partie des clichés du lycée américain : athlétique, populaire, adulée, elle fait généralement partie des lycéens les plus en vue des établissements. Ce qui induit nécessairement des frictions, jalousies, mesquineries. Un univers complexe de faux-semblants, que Megan Abbot explore dans son dernier roman,
Vilaines filles.
Parce qu'il faut bien « occuper le vide de l'adolescence », Addy et Beth sont membres de l'équipe de pom-pom girls du lycée, respectivement seconde et capitaine. Comme il se doit, elles sont parfaites : jambes galbées, ventre plat, queues-de-cheval de la même longueur, maquillage irréprochable. Fortes, inséparables, ce sont d'invincibles dures à cuire, que rien ne perturbe. Elles ont la mainmise sur l'équipe et, de fait, sur une grande partie du lycée.
Arrive alors une nouvelle coach pour l'équipe : grande, belle, intimidante, Colette French ne s'en laisse pas conter et place de grands espoirs dans l'équipe. Si Beth n'est pas séduite, Addy, elle, est immédiatement attirée par Colette, comme le reste de l'équipe. Et les filles changent, car elles sont prêtes à tout pour obtenir les faveurs de Colette, et se façonner à son image. Chacune – sauf Beth, la forte-tête – redouble d'effort et s'entraîne toujours plus dur pour devenir plus rapide, plus forte, plus résistante, plus mince, quelles que soient les conséquences.
Fini le temps de l'innocence, du laisser-aller, des interminables après-midis à ne rien faire. Avec Colette arrivent les sanctions, la discipline, le travail et la souffrance. Les règles changent, les filles se transforment, et en viennent à apprécier et rechercher cet entraînement qui repousse leurs limites. À la nonchalance habituelle succède donc une période d'intense activité, et de tourments sans fin : ce beignet si appétissant est-il vraiment nécessaire ? N'est-il pas trop gras, trop lourd, totalement inapproprié ? La question de l'anorexie, des régimes à outrance est là, mais seulement en toile de fond. Ce sont celles de la relation coach-élève, et des amitiés adolescentes qui prennent toute la place. Car il est clair que les filles tombent toutes, et très rapidement, sous la coupe de Colette. Toutes, sauf Beth Cassidy, la terrifiante capitaine. La nouvelle intimité entre la coach et son équipe agace profondément Beth qui se rebelle et dédaigne ses amies, notamment Addy.
La relation entre les deux jeunes filles est forte, quasi-fusionnelle, et toujours sur la corde raide : on sent que la situation est prête à imploser. Habituées à toujours tout faire ensemble, et à toujours être du même côté, les deux jeunes filles négocient difficilement ce virage. Addy ne supporte plus l'influence de Beth, et celle-ci ne supporte pas de voir Addy s'éloigner. Forcément, les choses tournent au vinaigre, car l'amitié de Beth vire à l'obsession. En manipulatrice experte, Beth se jure de remédier à la situation, quitte à impliquer n'importe qui dans ses plans machiavéliques. Cette obsession, la jalousie, les compétitions entre filles prennent peu à peu une place folle et écrasent le reste.
L'ambiance est oppressante, nocive, quasiment délétère, mais la coach semble s'en satisfaire, alors que l'équipe se transforme peu à peu en sac de mesquineries abjectes.
Et soudain, le drame. Celui que l'on pressentait venir sans mettre tout à fait le doigt dessus, celui qui va changer la donne. Il n'est plus seulement question de qui tiendra la place de voltigeuse dans l'équipe, ou de qui réussira la première à s'attirer les faveurs des sergents-recruteurs placés dans le hall. le quotidien des filles est brutalement rattrapé par la sordide réalité. D'oppressante, l'ambiance devient carrément malsaine : Addy a le sentiment que Beth a sa part de responsabilités dans l'histoire, sans réussir à soutirer des informations sur le rôle qu'elle a – forcément – joué. Beth, de son côté, vit sa vie, continue de tyranniser l'équipe sans sourciller. La coach, quant à elle, s'enfonce dans les méandres d'un comportement étrange et pour le moins suspect.
Megan Abbott mène sa barque dans la psyché de ces filles avec talent : les comportements sont détaillés, finement étudiés, et cela renforce le malaise ambiant. Les filles sont des figures froides, hermétiques, auxquelles on a du mal à s'attacher, ou pour lesquelles il est difficile de ressentir de la compassion ; l'auteur parvient à mettre en scène les subtilités d'un univers adolescent au bord de la crise. le rythme du récit est lent, ce qui ajoute au malaise latent. On s'attendrait à ce que le drame entraîne un changement de rythme, ou de registre, mais il n'en est rien : le roman poursuit sur sa lancée avec cette ambiance prenante mais oppressante, ces non-dits, ces manipulations sans fin, sans proposer de nouveauté, ce qui est un peu dommage. Au malaise du début succède une indolence peu adéquate pour un récit flirtant avec le thriller psychologique. Mais ce qui compte, ici, ce n'est pas tant la découverte du coupable que l'autopsie des relations entre ces adolescentes poussées à bout, pleine d'une ambition sans bornes, et pas toujours très regardantes sur leurs actes. de ce point de vue-là,
Vilaines filles est un roman très réussi : on est embarqués dans cette ambiance glauque, légèrement rebutés, mais absolument fascinés par les événements – macabres – qui nous sont décrits. Avec
Vilaines filles,
Megan Abbott présente donc un roman très prenant du point de vue du contexte, avec une analyse psychologique assez fine, mais que le rythme (trop lent, et pas assez dosé) rend assez long et peu dynamique, ce qui est un peu dommage. Ceci étant dit, le roman flirte allègrement avec le thriller psychologique, et l'étude des moeurs, et s'avère aussi prenant que dérangeant. Déroutant à souhait, c'est à n'en pas douter un très bon roman sur l'univers trop peu connu des cheerleaders, mais surtout sur les troublantes amitiés adolescentes !