AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Ça ne fait pas de bruit. Du moins ça n’en fait plus. Le fracas bref, puissant, s’est éteint aussitôt après le formidable craquement de tôle, éphémère comme un lacis de foudre. Sur la route, on ne perçoit pas la moindre trace d’un freinage. Rien. Pas de bandes de caoutchouc en lignes parallèles sur l’asphalte brûlant. Seulement le silence des débris.
La Maserati Quattroporte couleur Bronzo Montecarlo est pliée. Elle gît à moitié sur la bande d’arrêt d’urgence, éventrée sur son flanc gauche. Le capot expectore une fumée grisâtre et malodorante. Ses longerons sont si déformés que la bagnole semble se courber sur elle-même, arquée tels les arbres qui poussent aux vents et les enfants dans le ventre de leur mère. Sous le plancher coule un mélange d’huile de moteur, de liquide de refroidissement et de sang. Il coagule au contact de la chaussée, devenant brun et poreux.
Ça ne ressemble pas à un véritable accident. On dirait du cinéma. Ça donne l’impression d’une reconstitution bas budget. Une modeste production récupère une épave à la casse, la repeint grossièrement avant de la déposer au bord d’une route. L’acteur a le front sur le volant, il gémit quand la caméra s’approche, puis bave pitoyablement, jusqu’à la mort. L’ironie, c’est que jamais il n’aurait autorisé qu’on tournât une scène pareille dans un de ses films. Jamais. Il était, au contraire, des plus attentifs à ce genre de détails. Dès le scénario, il aurait demandé qu’on lui expliquât d’où provenaient les véhicules, et lequel était responsable de la collision. Il aurait juré que cela ne collait pas. La Honda Accord couleur Tiger Eye Pearl devrait être plus proche, peut-être encore encastrée dans la Maserati, plutôt que de ronfler quinze mètres plus avant. Il faudrait qu’il y ait davantage de verre sur le sol, que les pare-chocs branlent, qu’un panneau de custode repose, déformé, sur le macadam. Le mort pourrait geindre encore un peu, ou non, mieux, n’être que blessé. Il taperait à la vitre pour qu’on le sorte de là. Gueulerait. Finirait par perdre un morceau de jambe comme la belle blonde dans Amours chiennes d’Iñárritu.
La 101 est déserte, un comble à Los Angeles. Au loin, une sirène hurle. La police, peut-être une ambulance. Il est trop tard, le corps ne se réveillera pas. Le conducteur de la Honda essaie de prendre la fuite au volant de sa ruine. Elle produit un son de roulis métallique et de désespoir. Finalement, il se carapate à pied, tenant son avant-bras gauche contre sa poitrine.
Autour, la chaussée s’évapore. La nuit est douce, un vent océanique caresse le ventre chaud de la ville et charrie des monceaux de poussière. Une odeur de bitume flotte dans l’air et rejoint les notes de sucre, de gras, de café, de friture brûlante, le parfum des beignets à la banane, celui des gazons coupés ras, des fleurs de jardins municipaux et de la pisse des vagabonds.

PARTIE I
LA QUADRATURE DES PÈRES
FÉVRIER 2012
Au cœur de la France, comme une marque de charbon, sombre et imposante, le Morvan se dessine dans la brume. C’est un parc de Bourgogne aux charmes austères, semé de vallons, de rivières et de bois. La ligne à grande vitesse lui ampute l’oreille gauche, l’A6 prend soin de contourner par le Nord ses forêts de chênes pédonculés, de bouleaux verruqueux, d’érables, de sapins et d’épicéas. D’où qu’on l’aborde, le Morvan donne cette impression de bouche noire et avide, cette impression de gouffre. Les anciens en racontent bien des choses à son propos, vantent le magnétisme de sa dalle granitique qui combat leurs rhumatismes et les garde en longue santé, narrent ses récits d’antan qu’ils mêlent aux contes de sorcellerie, chuchotent des pans d’Histoire oubliés, ne manquent jamais d’évoquer le souvenir d’un père qui croisa le fer jadis avec l’occupant, dans une vallée encaissée.

Les anciens, ils sont là, une petite quinzaine, les bras croisés dans le dos, certains les mains dans les poches. On croirait des empereurs piétinant la banquise. Le froid de l’est a gagné la plaine. La terre gelée s’évapore lentement, exhalant une timide odeur d’herbe grasse et de pierres mouillées. Une vieille, sous son châle, essuie une larme avec un mouchoir beige brodé de ses initiales. Ils attendent sur le pas de l’église de Quarré-les-Tombes, serrés à l’abri du porche, tandis que le vent baffe le cercueil. Ils se reconnaissent, se saluent, patientent sagement.
Ils ont l’habitude des enterrements, enfin ils s’y sont habitués avec l’âge qui avance, s’y rendent habillés des vêtements du dimanche, résignés à voir partir les partenaires de clubs, celle-là qui était si bavarde, le vieux coureur de jupons qui avait été bel homme, cette malheureuse dont le mari était mort bien jeune, celui-ci qui en avait une sacrée santé pour avoir vécu si longtemps avec les murges qu’il se mettait, l’autre encore dont on disait qu’il ferait un vigoureux centenaire et qui claqua pourtant deux ans à peine après avoir pris sa retraite.
Aujourd’hui, c’est le tour de Lucien Michot de rejoindre la longue liste des amis d’outre-tombe. Pas n’importe qui, le Lucien. Un résistant. Quelques anciens en ont accroché des breloques, au revers de leur veste, que le soleil d’hiver fait scintiller. Le maire fera un discours pendant l’office, il évoquera le maquis, dit-on. Cela fait toujours plaisir, ces vieilles histoires d’héroïsme. Elles sont le sel de cette terre.

En attendant, le froid glace leurs os. Surtout à ce gros type qui s’affaire autour du cercueil, va et vient avec des gerbes, les dispose tantôt sur le sol, tantôt sur le pin de la bière, remet sa cravate droite, puis son col et de nouveau sa cravate, s’éclaircit la voix pour discourir mais ne dit finalement rien, ou juste une chuchoterie à l’oreille de son supérieur resté tranquillement au chaud, sur le siège passager du corbillard, et qui écoute une émission sportive de Radio Monte-Carlo.
La famille arrive, à petits pas depuis la place du village. Enfin, la famille… ce qu’il en reste. Dominique Richard, qui avait été son gendre, Maxime, le petit-fils, et puis Marine, bien sûr, la Parisienne, celle qui fait de grandes études et fera de grandes choses, qui est d’ailleurs assez grande et a l’allure d’une femme puissante dans sa belle robe noire, une femme du grand monde. À tous, elle rappelle sa mère, sa mère absente, absente de l’enterrement de son propre père, voilà qui donnera un sujet de discussion aux anciens, lesquels n’en demandent pas tant, eux qui entrent tête baissée dans l’église.
Et se signent.

Quelques minutes plus tard, tout le monde est assis. Le maire est finalement excusé, un empêchement de dernière minute l’oblige. Le préfet organise une réunion téléphonique relative à l’épisode neigeux, attendu la nuit prochaine. L’édile ne pouvait pas la manquer. Une jeune conseillère prononcera le discours sur le maquis à sa place. Elle est née dans les années 1970, mais évoque les Allemands de son enfance, les combats glorieux des résistants, le souvenir d’en avoir caché un à la maison. Elle lit un texte qui n’est pas le sien. Au dépourvu, elle endosse aussi une certaine Histoire de France.
Un moustachu s’amuse : « Elle nous fait une Hervé Morin. » Son voisin hoche la tête, il n’écoute pas vraiment le discours, ne saisit pas non plus la référence, lui dont pourtant le téléviseur est allumé du matin au soir, et qui a forcément entendu le candidat centriste élucubrer sur ses réminiscences du 6 juin 1944, lui qui ne vit le jour qu’en août 1961. À tous, ici, les croix blanches font partie de leur ADN, personne n’en tiendra rigueur à la conseillère, personne n’en tiendra rigueur non plus à Hervé Morin, lequel se rangera d’ici quelques jours derrière la candidature de Nicolas Sarkozy.
Marine prend la parole, elle parle de son grand-père, l’appelle Papi Lucien, elle parle d’elle, elle parle beaucoup d’elle. Puis au nom de son petit frère, au premier rang, de son père et – plus étonnamment – de sa mère, elle remercie l’assistance.
Vient le tour de l’éloge du prêtre. Il articule toujours les mêmes paroles, implore le pardon, appelle au recueillement, convoque les souvenirs et promet la vie éternelle. Il perd lui aussi un ami, s’en émeut. Il distribue l’hostie et s’autorise une rasade de vin de messe.
Les cloches sonnent.

Le croque-mort est devant l’entrée quand les portes de l’église Saint-Georges sont rouvertes et qu’une bourrasque chasse la prière et les feuilles mortes sur les sarcophages qui cernent l’édifice. Il se tient droit, arbore l’air triste et sérieux de circonstance. Ses cheveux sont désormais totalement plaqués sur son crâne. Une pluie fine et cinglante a verglacé la place pendant les trente-cinq minutes qu’a duré la cérémonie. Il serre la main du Dominique, de la Marine et du Maxime. Il dirige le cercueil jusque dans le corbillard, fourrage dans les gerbes pour leur redonner un peu de tenue, aide quelques anciens à grimper dans les voitures. Il monte enfin dans son fourgon, souffle à pleines joues dans ses paumes. Son chef démarre, prend la rue du Grand-Puits, puis, à gauche, voilà le cimetière de Quarré-les-Tombes. Il se gare devant.
Au niveau du portail, une rafale, chargée de gel et d’aiguilles, s’abat sur l’assemblée, mord les pommettes des femmes, givre la moustache des hommes, vient éteindre en chacun les derniers sentiments, la mélancolie et la tristesse.

Max se les caille. Rentre ses avant-bras sous son manteau et les place sous ses aisselles. Il est au premier rang. Il se penche. Contemple le trou. C’est une cavité sommaire, difficile d’en évaluer la profondeur avec cette brume. Le crachin s’est calmé mais tout reste froid et humide. Il se demande comment on a bien pu fouir un terrain si dur, regarde autour de lui, observe la pelle mécanique stationnée plus haut. Se gratte le menton. Tout s’explique.
Sur la pierre tombale sont déjà inscrits les deux années 1924 – 2012 et le nom du défunt en belles lettres capitales. Tout est prêt, l’au-delà n’a pas attendu. Ce n’est pas son gen
Commenter  J’apprécie          30





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}