Me voilà arrivée sur les rives d’un lac d’environ 500 mètres de long. Si la ville de Tromsø a grignoté tout le littoral, les collines du centre de l’île très boisé sont totalement préservées. A cette heure avancée, le soleil fait encore scintiller les eaux calmes où barbotent paisiblement des familles de canard.
C’est le premier et le dernier homme que j’ai aidé. Depuis j’ai décidé de me consacrer aux femmes. Partout, elles sont plus exposées et plus menacées. Je sélectionne celles qui ont besoin d’une nouvelle identité pour changer de vie.
Madeline, ou peu importe son vrai nom, a foutu ma vie en l'air. Elle a vendu mon identité à douze personnes, dont Agnès. J'ai tout perdu à cause d'elle.
Le vol de mon identité n’a pas seulement détruit mon couple. Avec lui, c’est comme si mon dernier lien avec mon entourage d’avant avait été rompu. Pour mes amis et ma famille restés à Nice, la situation est encore abstraite. Ils se font une idée personnelle de l’usurpation d’identité et de ses conséquences.
Devant la grande glace embuée, en révisant à voix haute mes six identités, je repense à Jason Bourne. Qui est-il vraiment ? Qui voit-il lorsqu’il se regarde dans un miroir ? J’ai saturé Basile avec ce personnage. Coffret DVD. Coffret Blu-Ray. Et projection de la trilogie au Grand Rex. Les films suivants sont sans intérêt, mais ont servi de prétexte à revoir les trois premiers. Et si Jason Bourne avait été une femme ? Pourquoi pas ?
Quant à moi c'est Margo. Pas de diminutif, ni de pseudo. Je m'appelle Margo. C'est ce que j'ai répété au village et dans la vallée lorsque je m'y suis installée. C'était si simple. Quelles preuves avaient-ils ? Aucune. Après tout, si je dis m'appeler Margo, c'est sûrement vrai. Petit à petit, ils m'ont reconnue dans les rues. Et ils m'ont accordé leur confiance.
Gagner la confiance d'une adolescente de bientôt 14 ans, c'est une autre paire de manches. Ada s'ouvre un petit peu plus chaque jour. […]
Je ne l'ai jamais vue comme ça. Elle a refait quelques pas vers le bord du promontoire en béton. Pour la première fois, j'ai peur qu'elle saute. Alors j'hésite. Elle a raison. Je dois être honnête avec elle. […]
- Margo n'est pas mon vrai nom.
C'est la première fois que je m'entends le dire à voix haute.
Je ne pourrai pas rentrer en France avant d’avoir arrêté celle qui lui a vendu mon identité. Et les onze autres inconnues qui la lui ont achetée.
Pendant des décennies, le grand banditisme, toujours à l’affût de nouveaux marchés, s’est donné beaucoup de mal à fabriquer de faux papiers. Dans le même temps, les gouvernements se sont efforcés de rendre les documents officiels quasiment infalsifiables. Dès lors, il est devenu plus facile de voler une identité, que d’en créer une. Nouveau marché, nouveaux trafics.
7h56. Il me reste quatre minutes. Malgré l’agitation qui gagne l’établissement tout entier, ma chambre est exceptionnellement calme. Paisible. Comme les eaux du fjord qui subliment le panorama offert par la grande fenêtre au-dessus du lit.
Ma main se crispe autour de la carte d’accès de ma chambre, la 302. J’ai mail aux mâchoires tant j’ai serré les dents cette nuit.
Déjà une heure que Fabian nous a emmenés, Terje et moi, à l’insu de sa mère et de sa demi-sœur. Le trajet en voiture a été court. Seulement six kilomètres séparent la ferme de Roald du Sauda Fjordhotell, dressé sur un promontoire naturel, au sud-ouest du centre-ville. Orienté plein sud, il surplombe la rive nord du Saudafjord.
La boule dans mon ventre n’a jamais été aussi douloureuse. J’ai encore du mal à respirer. Au réveil, j’étais incapable d’avaler quoi que ce soit. Terje a terminé seul son tube de pâté de poisson.
Est-ce que j’ai eu tort de lui faire confiance ? Je me posais déjà la question à l’aube, lorsqu’il a décidé d’abandonner notre voiture de location, ainsi que l’essentiel de nos affaires. L’objectif : éviter d’éveiller les soupçons, et retarder le moment ou Isabel et Elisabeth pourraient prévenir Nae.
En préparant de quoi me changer, j’en ai profité pour emporter le minimum vital : le chargeur de mon téléphone, le minimum vital : le chargeur de mon téléphone, une batterie de secours et quelques documents précieux.
Pourtant, je me sens plus démunie que jamais. Notre stratagème permettra sans doute de leurrer Nae quelques heures. Mais si le drone revenait ? Certes, je suis capable d’identifier son pilote. En aurai-je seulement le temps avant qu’il ne frappe à nouveau ?
Soudain, des sonneries me font sursauter. Il me faut un temps de réflexion pour réaliser qu’il s’agit du vieux téléphone fixe. Je finis par décrocher. J’entends alors la voix inquiète de Pierre au bout du fil. De toute manière, il est le seul à utiliser encore la ligne fixe. Sa voix grésille dans l’écouteur.
- J’ai essayé de joindre Jocelyn, mais il ne répond pas.
Il marque une pause. Je ne lui connaissais pas ce ton. Mon beau-père a l’air vraiment inquiet. J’essaie de le rassurer.
- Les filles sont sages. Elles jouent à l’étage.
- Bon, écoute-moi bien, Aude. Le Nom et le Fier ont débordé. Ils ont fermé la D12.
C’est la route qui longe notre chalet. Il devient carrément flippant et ne me laisse pas le temps de répondre cette fois.
- Avant que l’eau inonde tout le rez-de-chaussée, il faut verrouiller la porte extérieure et toutes les issues de la cave. Même les petites trappes d’aération.
Hors de question que je descende. J’hésite à lui mentir pour le calmer. Il insiste.
- Si l’eau monte au-delà d’un mètre dans la cave, ça risque de…
Le téléphone fixe est coupé. Il me reste mon portable. J’essaie de rappeler Pierre sur le sien : ça sonne dans le vide. Je n’arrive pas à joindre Jocelyn non plus.
Un grondement impressionnant fait vibrer les vitres. Il est suivi d’un hurlement strident au deuxième étage.