Vous pensez connaître les êtres auprès desquels vous avez grandi. Qui partagent votre vie depuis le premier jour. Vous reconnaissez leurs voix, les contours de leurs mains, vous savez ce qui les fait rire. Ce qui les touche.
Mais dans le fond, vous ne connaissez pas leurs pensées. Pas toutes. Tout le monde a ses secrets. Pas seulement des réflexions qu’on vous dissimule, mais des secrets qui vous concernent, parfois. Des choses qu’on espère pouvoir vous cacher à jamais. Vous vivez sous le même toit, vous partagez l’intimité du quotidien – votre savon, votre sucrier, vos chaussures même – sans vous douter de rien.
Une balle. Mon Dieu. J'étais assise sur une table d'examen, au deuxième étage d'une polyclinique de la rue M. Celle-là même où mon généraliste avait son cabinet. Il avait appelé un ami radiologue et m'avait décroché un rendez-vous à l'heure du déjeuner. Le regard du spécialiste allait de mon visage à l'image illuminée sur un écran plat accroché au mur. Il avait les yeux écarquillés et semblait excité et horrifié à la fois.
- Vous n'avez aucune idée de la manière dont elle est arrivée là ?
- Non.
Mon esprit en ébullition suivait en boucle un raisonnement d’une logique toute cartésienne. L’universitaire francophile qui était en moi : Je pense, donc je suis. Je doute de la présence de la balle, donc elle est là. Non, ça ne collait pas. J’étais trop perturbée pour réfléchir. Et d’ailleurs, René Descartes n’avait jamais essayé de mettre sa philosophie en pratique avec une balle de revolver incrustée à deux millimètres du cerveau.
Je suis ce qu’on appelle une vieille fille. L’expression est démodée mais elle a le mérite d’être explicite. Je ne suis pas mariée et je ne l’ai jamais été. Je n’ai jamais aimé assez fort pour ça. Et ce statut me convient ; j’aime ne dépendre que de moi-même. Je ne suis pas timide, bien au contraire, mais je suis ce qu’on appelle une introvertie. Peu de gens savent faire la différence entre les deux.
J’aimais bien mon généraliste. Il appartenait à cette espèce rare de médecins qui répondent à vos appels, qui savent vous écouter, et qui, autant que possible, vous prescrivent vos traitements par téléphone sans vous obliger à passer le voir. Le fait que je ne tombais jamais malade et que je le dérangeais fort peu n’y était sans doute pas pour rien.
« Et ce que nous avons toujours appris, nous, les étudiants en histoire, c’est que l’être humain est un engin très complexe, qu’il n’est ni bon ni mauvais, mais bon et mauvais à la fois, et que du bon naît du mauvais et du mauvais peut naître du bon, et sauve-qui-peut. »
Robert Penn Warren.
Comme votre vie peut basculer d’un coup, à cause de quelques paroles prononcées par une inconnue ? Plus tard, lorsque vous y réfléchissez, vous vous dites : c’est là, à ce moment précis que ma vie s’est séparée en deux époques. « Avant de savoir » et « Depuis que je sais ».
Passer une IRM est une expérience merveilleuse. Qui se plaindrait de rester quarante minutes au repos complet, bien au chaud, sans bouger, dans un espace clos, un matin de la semaine ? Le bourdonnement rythmé de la machine a failli m’endormir.
Ce serait devenu une légende familiale, le genre d’histoire qu’on se raconte sans cesse et qu’on édulcore aux dîners de mariage et aux soirées de quarantième anniversaire. J’aurais forcément été au courant.
Les écrivains fainéants font toujours perdre l’appétit à leurs personnages qui souffrent. Ils se plaignent que tout a le goût de carton. Je ne pensais pas que ça pouvait être vrai.