Le Vieux est constamment transi. Le froid d'il y a quarante ans, sur les chantiers, lui est rentré dans la moelle, et son corps n'a jamais plus réussi à dégeler à cœur. Son squelette est de glace. Si la chaleur le pénétrait, il fondrait et s'écroulerait.
Quand la température de la pièce grimpe au-dessus de vingt-deux degrés, la toux commence. Mais s'il fait moins de vingt-deux, c'est la sensation de froid. Les poumons veulent de la fraîcheur, les os de la chaleur, c'est le pro-blème. Le poêle de fonte rougeoie.
Certains ont apprécié qu'on n'y voie pas constamment défiler du monde. Ils ont veillé à ne pas ouvrir de sentier par leurs piétinements, s'appliquant à aborder l'endroit par un chemin différent à chaque visite. Les générations qui y ont pêché l'ont ménagé comme un trésor rare, toute indiscrétion donnait lieu à une sévère réprimande. Il n'y a pas grand-chose à voir, une vague mare qui ne paie pas de mine, cernée de broussailles et de marécages que même les étés les plus chauds ne dessèchent jamais. Il n'y a pas d'autres pièces d'eau poissonneuses à proximité, ni de marais où foisonneraient les délicieuses baies arctiques, ni de coins à champi-gnons, ni d'emplacements ensoleillés appelant un feu de camp. Aucun sentier aisément praticable ne passe par là.
Les bois alentour ne comptent que les sapins de la forêt ori-ginelle, rendus souffreteux par l'excès d'humidité: des arbres rabougris, informes, perpétuellement pourrissants et étouffés par les lichens.
Je suis peut-être une espèce de boulimique. Je voudrais vomir mes pensées. Je m'empêtre dans les problèmes du monde, et ensuite, je voudrais m'enfoncer les doigts dans le cerveau jusqu'à faire remonter ce qu'il y a dedans et tout rendre.
Je me réveille toujours entre deux langages. Et je suis obligé de choisir. Choisir entre des montages d'images échevelées, soumis à la logique de la nuit, et les mots, qui me placent impitoyablement en sécurité dans le lit où je grandis, au point qu'il devient trop petit pour moi, dans ma chambre d'adolescent, au 8A de la rue Kvartsveien.
Je n'ai pas envie de choisir. Je voudrais planer dans un troisième état. Ne me lier ni aux mots ni aux images, mais flotter entre les deux.(…) De ne pas passer par le stade des mots, où tant de choses sont négociées d'avance, mais de partir directement de la source (à condition qu'elle existe)?
MAMAN est un oiseau. Elle est née en captivité et ne connaît donc rien d'autre, imagine Filip. Ça ne peut pas être vrai, mais c'est déjà un peu moins triste. Sa cage est dans la cuisine, la seule pièce qu'on n'ait pas encore rénovée. Elle en a aussi d'autres, partout dans la maison, mais elle y est plus rarement. À quelle espèce appartient-elle? Difficile à dire.
Son récit est une passerelle fragile entre autrefois et maintenant, le narrateur est peut-être trop faible pour réussir à la lui faire franchir.
Peut-on faire imaginer à quelqu'un ce qu'on a vu soi-même il y a longtemps? Et si c'était impossible? Mais quand même, il faut qu'il aille au bout de son histoire.
Tous les soirs, le train de mes rêves prend plusieurs départs.
Comme le tableau horaire est assez approximatif, il faut se tenir prêt sur le quai avec ses bagages, et attendre. Le train ne s'arrête pas longtemps, il faut savoir monter rapidement.
Peut-on faire imaginer à quelqu’un ce qu’on a vu soi-même il y a longtemps ? Et si c’était impossible ? Mais quand même, il faut qu’il aille au bout de son histoire. Au fil de ces jours qui s’enfuient, qui disparaissent sans visites, il retombe dans sa rassurante amertume, entouré d’images d’ennemis bien établies.