" C’était en avril 2015. Je marchais dans une petite rue, non loin de chez moi, à Ariha. Je regardais la montagne Al Arbine qui montait vers le ciel. Il faisait beau, les cerisiers étaient en fleur. À ma droite, quelques chalets, au loin, de grandes étendues plantées d’oliviers. Devant moi, un pont qu’il me faut emprunter pour rentrer à la maison enjambe l’autoroute.
J’étais heureux, marié depuis un an. Aya était enceinte. Quelques mois plus tôt, nous avions quitté notre ville, Alep, parce que, une fois de plus, notre immeuble avait été bombardé.
Nous nous étions réfugiés à Ariha, à 70 kilomètres à l’ouest, près d’Idlib. Nous étions bien installés dans un petit appartement. J’avais acheté un frigo, une télé, des fauteuils…
Je marchais donc tranquillement quand quelque chose au pied d’un pilier du pont attire mon attention. Il me semble que ce sont des bouts d’os. Intrigué, je descends pour en avoir le cœur net et me retrouve devant une main coupée. "
Sur le trottoir, un grand chien efflanqué, galeux, au poil ras marron foncé, serre quelque chose dans sa gueule. Contrairement à ce que j'ai d'abord cru, ce n'est pas un rat, on dirait plutôt une sorte d'animal à poils longs que le chien ne lâche pas et secoue dans tous les sens.
Mais les poils sont des cheveux et l'animal est une tête. Une tête humaine !
"Ya Allah ! Oh Mon Dieu !" je hurle.
Le chien finit par lâcher la tête, les cheveux s'étalent sur le trottoir, le cou ruisselle de sang.
Terrifié, je détourne le regard. Je ferme les yeux, j'attends un moment avant de les rouvrir lentement. Est-ce que j'ai rêvé ?
Tous les jours, les avions rasaient notre immeuble.
Tous les jours, les roquettes passaient au-dessus de nos têtes.
Tous les jours, nous entendions les hélicoptères d'Assad qui partaient larguer leurs barils d'explosifs.
Tous les jours, nous redoutions les tirs de mortier qui tombaient parfois au loin, parfois tout près.
Tous les jours, nous descendions nous abriter à la cave.
Toutes les nuits, l'immeuble tremblait sur ses bases quand les chars T-55 dévalaient la rue dans un fracas d'enfer pour préparer l'attaque du petit matin.
Un jour, l'instituteur nous dit qu'on allait dessiner quelque chose qui se rapporterait à la guerre d'Octobre, c'est à dire la guerre de 1973, qu'on appelle en Occident la guerre du Kippour. Nous avons tous dessiné des soldats syriens en train de tuer des soldats israéliens. L'instituteur nous a félicités. Dans notre livre d'éducation civique, il était bien dit que notre grand ennemi, c'est Israël ! J'ai été élevé dans la haine des Israéliens.
Cela parait étrange, mais il nous faut apprendre à vivre dans un pays en paix comme il nous a fallu apprendre à vivre dans un pays en guerre.
Pour la première fois, je rencontrais une étudiante juive. J'avais peur de lui parler. Les Syriens étaient tellement conditionnés. J'imaginais que j'étais suivi, épié. Je pensais que si je lui parlais, je serais convoqué à la police dès mon retour en Syrie.
Cela peut paraître étrange, mais il nous faut apprendre à vivre dans un pays en paix comme il nous avait fallu apprendre à vivre dans un pays en guerre.
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Comme tous les petits garçons de ma classe, j'étais tout excité à l'idée de découvrir une nouvelle discipline : l'éducation militaire. Outre les maths, l'arabe, l'histoire, les sciences, le français et l'anglais, nous allions apprendre les noms des avions de chasse,étudier les techniques d'attaque des chars, les stratégies de défense, et surtout à nous servir d'une kalachnikov.
J'avais 13 ans.
Le savon d'Alep, qui existe depuis trois mille ans, est fabriqué à partir d'huile d'olive et d'huile de baies de laurier. Il est connu dans le monde entier, c'est le plus vieux savon du monde. En l'offrant, j'avais l'impression de partager un fragment de ma ville et de mon histoire.
Cela peut paraître étrange, mais il nous faut apprendre à vivre dans un pays en paix comme il nous avait fallu apprendre à vivre dans un pays en guerre.
Il est certain que je culpabilise d'être ici, bien au chaud, pendant que mes parents, mes frères jumeaux et ma sœur vivent sous un déluge de bombes. Je suis assailli en permanence par des images, des bruits de guerre qui ne veulent pas disparaître. À Martigné, chaque fois que des avions de chasse passent au-dessus de nos têtes, c'est l'angoisse du bombardement qui renaît. Au début, je me bouchais les oreilles, j'étais tétanisé par la peur. Il faudra du temps pour oublier ça.