La micheline démarre.
Au moment de son arrivée en gare, j'ai entendu un garçonnet la désigner du nom chantant de «Trinichellu !».
Bruit lent, rivière, vigne, tunnel.
Les pare-soleil sont tirés : à travers eux le paysage m'apparaît sous la forme de gros pixels.
Arbres fruitiers,
orangers recourbés comme des plumeaux sous le poids de leurs fruits,
jets d'eau d'irrigation,
superbe rivière,
vallée, pré, village,
tunnel à nouveau,
arbres fruitiers en fleurs, grenadiers qui dégoupillent leurs couleurs : orange ! jaune ! rouge ! premier plan vert clair, horizon bleu.
Là, coulant entre des rochers de granit beige adouci et sculpté par le temps, le Tavignano m'apparaît, féerique, étincelant, telle une rivière de diamants serpentant dans son écrin de velours végétal.
Nuances chocolat, pistache, tabac, dans les replis du terrain ; chair de caramel élastique qui rebondit sous mes pas le long du sentier parsemé de minuscules orchidées violettes. Des véroniques sauvages aussi.
Entre mes jambes, je contemple le geyser d'écume pulvériser l'espace dans un fracas de fusée au décollage avant de bientôt ralentir, pour finalement serpenter calmement, comme si de rien n'était, chapelet de perles vif-argent ornant le drap vert de la prairie calme, couverte de mousses, de fougères et de libellules au vol tranquille.
D'ailleurs, il n'y a qu'à écouter, la Rivière. Elle me parle, je l'entends, subjugué par l'éloquence de son discours fleuve.
«Partez faire le tour du monde, tuez, violez, allez en prison, purgez votre peine et revenez sur mes berges : je serai toujours là, coulant au même rythme ou peu s'en faut. Toujours étincelante aux feux des soleils de fin d'après-midi. Près de Corte, d'Argentat ou de Florence, c'est égal ! Énorme coulée d'argent en fusion derrière les arbres qui me bordent.
J'écris quotidiennement depuis si longtemps maintenant, depuis les débuts de mon adolescence, l'écriture fait tellement partie de moi, de ma manière de vivre, que j'utilise les mots exactement comme d'autres le feraient d'une caméra ou d'un appareil photo.
Les beignets que l'on me sert au Rex Bar sont chauds, tendres à l'intérieur, légèrement parfumés à l'orange. Je me dis que le sexe des filles corses doit avoir un peu de ce goût-là.
Pour que quiconque entrevoie ce bleu lumineux et profond, il lui faudrait vivre exactement mon expérience. Partir en Corse dans le but d'y rencontrer un ami, ne pas le trouver au rendez-vous, puis dormir dans cette horrible maison d'hôte et, de bon matin, s'accouder à la rambarde du pont surplombant les gorges du Golo. Seule cette expérience lui donnerait accès au bleu que je vois ce matin.
Moi qui croyais que la période de la post adolescence avait été la pire de mon existence (après avoir d'abord cru que mon adolescence serait ce que j'aurai à vivre de plus terrible), je constate que je me suis un peu avancé. A force d'efforts, de privations et d'orgueil, je n'ai réussi qu'à atteindre l'authentique statut de raté. Je n'ai pas trente ans ; j''ai fait vite.
La Corse. Boisée. Montagneuse. Désertique. Magnifique. Mer bleue. Minuscules coques blanches des bateaux jetées dans l’eau comme une poignée de graviers. Côtes brunes. Nouvelle palettes de couleurs.