Angélique Villeneuve, La Belle Lumière, éditions Le Passage
Tout lui revient.
C'est sa peur à lui qui est différente. Et pourtant.
Pourtant.
La peur.
Ici, rue de la Lune, ou avant, à Belleville, il n'a jamais eu peur. Pas peur d'elle, pas comme ça.
Il pense soudain au fromage. Là, dans sa musette, le gros morceau sec et d'un bel orangé qu'il garde depuis des jours. Le fromage, il se dit, le fromage pourrait être un laissez-passer, un cadeau de roi mage. sous sa paume, le renflement du havresac l'aide à se mettre en mouvement.
Il pose la main à plat sur le bois, et puis s'appuie, d'abord faiblement puis, prenant sa respiration, avec une belle ampleur.
C'est fait.
Il a poussé le battant mais reste sur le palier , bien droit, dans l'obscurité. Alors Jeanne, subitement, lève la tête, les yeux encore trempés du rouge des dahlias.
Si on leur demandait, maintenant, à l'un et à l'autre, il est probable qu'ils ne sauraient pas. Ce qui s'est passé. Ce qu'ils ont pensé, ressenti, à ce moment-là.
La nuit dure si longtemps qu’on dirait qu’elle n’est pas comme les autres nuits, qu’elle est le lac au bord duquel elle est venue l’année dernière avec son père et avec Lev. Un lac infini, épouvantable et majestueux, sans la moindre transparence.
(page 54)
À chaque membre de la famille serait attribué un doigt. Tel était le système qu’elle venait d’inventer.
Pour commencer, elle avait compté.
Le résultat était qu’une main ne suffirait pas à caser ne serait-ce que les six enfants Sapojnik.
(pages 48-49)
Elle est très forte pour les mouches. Une fois, sa main a bondi, elle en a attrapé une qui s’obstinait à l’angle du carreau puis, sans réfléchir, elle l’a gobée. Avant qu’elle l’avale ça faisait dans la bouche comme un oiseau lâché.
(page 12)
Ils oublièrent ce qu'ils étaient avant, un seul corps à eux trois. Ils devinrent comme des animaux et elle, dans le terrier, après l'effondrement, n'eut d'autre solution que de se dessiner, lentement, un espace humain où se tenir debout. Elle le trouva dans le geste. Elle le trouva dans le linge, dans l'éponge, dans l'évier. Mais elle le trouva, et elle se tint debout.
Plus de chiens. Plus d’aboiements, de hennissements, de crépitements. Plus de dents. Plus de feu. Mais la forêt. La grande, la très grande forêt. Un nombre inconnu de mouches ou de punaises, d’araignées engourdies par le froid derrière les écorces.
(page 125)
Elle crie. Elle crie jusqu’à perdre la voix sous les grands ciels furieux, elle crie jusqu’à presque tomber. Elle les appelle plus près encore et l’oiseau, affolée, crie aussi pour l’aider.
Ils viennent, ils arrivent.
(page 205)
La peur, soudain, lui revient du passé, cette crainte irraisonnée des soldats de l’Union qui, croyait-elle à sept ans, menaçaient à tout moment de ravager la plantation de son père. Ils entreraient chez les Adams en hurlant, humilieraient, tueraient. Ce qui remonte de terreur et d’enfance est là aujourd’hui, dans la maison de Tuscumbia, rougeoyant.
Elle parle à ses doigts pour leur expliquer ce qu’elle fait, ce qu’elle va essayer de faire, elle parle pour les rassurer et aussi pour devenir neuf personnes ensemble réunies sous ce toit au lieu d’une seule qui ne serait qu’une proie.
(page 161)
Helen casse les objets qu’on croyait incassables, elle lance et perd, dissimule, déchire. Elle met le feu à sa robe, elle griffe et salit, elle désespère le monde. Mais Helen est sa fille ! (page 70)