LA CHRONIQUE DE GÉRARD COLLARD - PLUS ON EST DE FOUS PLUS ON S'AIME
Un jour, un représentant est passé, il t’a fait l’article pour des frites précuites qui te feraient gagner du temps. Tu l’as regardé comme s’il tombait de la lune : « Pour moi, des frites, c’est des patates, un couteau, de l’huile, une friteuse et du sel. Point barre. »
J'aime les mots mais ils m'échappent comme les truites que je pêchais à la main avec Gaby.
Je découvre que les sentiments peuvent s'échapper sur la pointe des pieds sans vous fracasser le cœur.
Je n'en finis pas de fixer tes mains sur la couverture de l'hôpital. Elles sont diaphanes comme du papier de soie. On dirait des racines échouées dans le lit d'un ruisseau.
Marguerite descend de l’estrade par une petite échelle de bois, sa main droite serrant le haut de sa robe sous son menton. De profil, elle ressemble à l’un de ces grands oiseaux charognards qui ont le cou et la tête déplumés.
Pour la photo, on la fait mettre à genoux à l’avant d’une rangée d’hommes, plutôt jeunes, dont certains portent cartouchières et fusils. Ils sourient, insouciants comme des conscrits avant les classes. Un morceau de carton passe de main en main provoquant l’hilarité. On le place bien en vue devant les deux femmes afin qu’on puisse y lire les mots de « collaboratrices horizontales » peints en blanc. (p. 12-13)
D'autres fois, il s'accroche à des pavés de papier,en ce moment c'est l'-Enfant du Danube -de Janos Székely,un livre sur la Hongrie du vingtième siècle. Il se plonge dans les cris du monde pour étouffer les siens.(p.16)
Pour étouffer la douleur, je sors ton cahier de recettes. Je l’ai récupéré dans le tiroir de la table de nuit de maman avant que Nicole s’installe dans votre chambre. Je le feuillette souvent sous les draps. Pas tant pour lire les recettes que pour retrouver maman à travers son écriture. Je m’attarde sur chacune des lettres, imaginant le grain de beauté sur son doigt alors qu’elle tient son crayon. Elle a une façon bien à elle de former les "e". Elle les termine par un trait qui se jette dans le vide au lieu de s’arrondir. "C’est mon côté rebelle", m’avait-elle dit en riant.
"Putain, il est mort," gémit Roger.
Joseph est comme foudroyé. Sa tête tourne, ses oreilles bourdonnent. Il serre les poings, fléchit les jambes en inspirant l'air frais. Des images l'assaillent, des sons le harcèlent. Il ne faut pas qu'il se laisse submerger. Il approche les doigts du visage immobile, effleure la peau tiède en partant du front, suit la courbe du nez et s'arrête sur la bouche. Il perçoit un souffle minuscule. La glace fond dans sa poitrine. "Il n'est pas mort ce bébé, Roger. Il dort."
A peine a-t-il prononcé ces mots qu'il éclate en sanglots.
L'Indien débarque avec de l'eau-de-vie de mirabelle cachée dans une bouteille de Perrier et quatre verres. Il se fige devant la scène : "C'est qui qu'a fauté ce chiard ?"
- Personne, je t'expliquerai, tranche Karl Marx.
- Faut pas me la faire, il a bien des vieux ce môme.
- Justement non, on l'a trouvé sur une aire d'autoroute, dit Roger.
- Pas possible. C'est comme moi dans le fossé.
- Sauf que vous ne biberonnez pas la même chose, rigole Karl Marx. Apporte-nous une couverture et une serviette propre.
- Dieu que c'est sale, chez moi, râle l'Indien déjà reparti à son pétrin.
- Il est grognon ce matin, il a une crise d'arthrose aux mains, explique le médecin. Ce n'est pas simple pour pétrir.
Les vêtements sont encore humides quand Roger les renfile. Il a juste le temps de se récipiter au Super U où la poissonnière remarque : "Vous êtes tout mouillé.
- Un accident de pêche. Je voudrais quatre truites.
- Elle n'a pas été bonne, cette pêche ! sourit la jeune femme.