On a tout traversé. Les grands récits ont été pervertis ou se sont avérés des arnaques nous menant droit vers l’hécatombe. Ne reste plus que celui néolibéral, ânonnant que l’Histoire est finie, et que le capitalisme tardif sera désormais le seul ordre qui prévaudra pour le restant de l’éternité. Quelques factions terroristes s’excitent de-ci de-là ? On lâche la CIA sur leur pays. Les gens rêvent d’autres choses ? On les calme avec de l’imaginaire frelaté, aseptisé, à grands coups de phase trente-douze du MCU. Toute envie d’héroïsme, d’amélioration du monde, ou même de sérieux, est immédiatement ringardisée, tournée en ridicule, l’ironie et le sarcasme semblant désormais les seuls moyens d’envisager le monde. 2024 est une année Rick & Morty : une de plus marquée par le nihilisme.
Place à un 1999 alternatif imaginé par Alan Moore. Eux aussi ont tout traversé. Plus rien ne fait rêver personne. Il y a des voitures volantes et des ovnis, mais personne pour s’en étonner. Les superhéros font leur job sans grand charisme et la foule semble se contenter de les suivre vaguement leur taf. Les chanteurs qui cartonnent sont ceux qui tournent en ridicule leur petite vie minable, on aime se moquer d’une mascotte comme le Gorille qui Pleurniche sans pouvoir s’empêcher de s’atermoier avec elle. Alors, qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là ? On repart de zéro et on se remet à vénérer des superslips apparaissant constamment comme des hommes providentiels ? Non, on est pas dans Doomsday Clock, on est des gens sérieux, ici. On met en place des nouveaux héros. Qui fument. Qui jurent. Qui foirent, parfois. Mais qui ont l’espérance. Et qui font leur job.
Promethea, donc. Encore un comic d’Alan Moore, et encore un comic de super-héros, à son corps défendant. Oui, mais cette fois-ci, plus question de critiquer comment l’imagerie des super-héros a servi l’impérialisme, comme c’était le cas dans Watchmen ou La ligue des gentlemen extraordinaires. Il s’agit d’imaginer ce que serait une bonne super-héroïne : une qui ne se fierait à aucune patrie, à aucun dogme, qui se contenterait tout simplement d’incarner l’espoir à travers les âges ; d’être un mythe, une histoire contenant les valeurs dans lesquelles les gens croient. Pour cela, Moore fait venir ses pouvoirs de la seule entité dont il croit qu’elle est capable de refaçonner le monde : l’Imagination. Dans le monde de Promethea, l’imagination n’est qu’une autre dimension du réel, sans cesse remodelable par l’esprit humain, qui peut en matérialiser certaines parties (oui, comme dans Ewilan, pour les jeunes de ma génération). Sophie Bangs, jeune étudiante de New York, est ainsi appelée à devenir la nouvelle Promethea, dans une époque blasée et sinistre, et où la fin du monde (du moins tel qu’il a été jusqu’ici) serait sans doute la meilleure chose qu’on puisse espérer. Seulement l’imagination n’est pas la seule façon d’agir sur le réel : d’autres forces surnaturelles comme la magie existent, et une association d’occultistes malveillants s’est juré de régler son cas…
Entre des combats de démons, de la SF uchronique gentiment mâtinée de rétrofuturisme, de l’ésotérisme venu des quatre coins de l’Eurasie et aussi tant qu’à faire de l’Afrique du Nord, une gelée grise venant envahir les humains (grande marotte du nanopunk), des super-héros plus ou moins bariolés et des personnages issus du folklore européen classique, plus moyen d’en douter : l’imaginaire d’Alan Moore est un sacré bordel jouissif. De là une orgie visuelle qu’on ne s’étonnera pas de voir signée J. H. Williams III, lequel nous a offert depuis l’encore plus barré Sandman : Overture. Il semblerait qu’avec Promethea Moore aie décidé de nous livrer son Sandman.
Outre la générosité des décors truculents et autres looks chanmés en diable, on ne s’étonnera donc pas (ou plutôt, si) de l’originalité sans cesse renouvelée de la mise en page. Les deux compères cherchent à s’affranchir du formatage traditionnel imposé par les cases, faisant jaillir de nombreux éléments du cadre, brouillant leurs frontières, refusant de les tracer en ligne droite, ou encore agrémentant l’espace entre elles d’ornements aussi inutiles que généreux. L’impression de flottement dans des mondes seulement régis par l’imagination tout comme la frénésie du combat, tout cela est rendu fidèlement dans Promethea. On trouve même un passage en roman-photo pour donner une sensation d’extralucidité, ou un épisode en format à l’italienne (donc à l’horizontale) pour montrer le quotidien de la ville à l’échelle des passants avant que celui-ci ne se fasse submerger par la gelée grise.
Le fait de se permettre toutes les extravagances de récit par un magicbuilding très permissif et une très grosse emphase sur le sense of wonder pourrait laisser craindre un portnawak scénaristique à la Marvel. Dieu merci, Alan Moore parvient quand même à jouer jusqu’à nous surprendre avec les rares règles qu’il instaure. Ne citons qu’une trouvaille pour ne pas spoiler les autres : durant les deux premiers épisodes, le Gorille qui Pleurniche est simplement vu comme une trouvaille de petit malin qui se serait dit : « Oh, un contraste entre force brute et chouinerie, c’est vachement rigolo, dis donc ». Sauf que Moore le confisque à ses auteurs fictifs pour lui donner une vraie profondeur. Dans le monde de l’imagination, le Gorille qui Pleurniche a ainsi fini par incarner la dépression, non pas le désespoir grandiose des idéalistes déçus, mais simplement le constat désolant d’une existence médiocre. Il est le symbole d’une société moribonde que Promethea va renverser.
Saluons enfin le mélange des registres qui embrasse tous les genres : comédie, action, érotisme, horreur, dans un melting-pot destiné à nous dépayser en permanence. Moore n’hésite pas à dépoussiérer pour ce faire des auteurs d’Imaginaire tombés dans l’oubli, et son côté barré expérimental n’est pas non plus sans évoquer ses contemporains : par exemple, j’aimerais beaucoup voir ce qu’aurait donné une adaptation de l’épisode 3 par Terry Gilliam.
Pour autant, est-ce que j’aime tout dans Promethea ? Eh bien, pas vraiment : le rythme effréné du récit laisse peu de place au développement des personnages, et quand bien même on apprend peu à peu leurs petits secrets du quotidien, il manque un brin de backstory pour avoir vraiment l’impression d’avoir affaire à des gens en chair et en os. C’est aussi ce qui fait que certains d’entre eux restent à l’état de clichés. Le maire de New York est ainsi utilisé en running-gag à cause de ses troubles de dissociation de l’identité, toutes ses personnalités étant extrêmement atypiques et généralement infréquentables ; j’ai rencontré récemment une personne souffrant de cette maladie, furieuse que celle-ci ne soit vue que comme quelque chose d’amusant alors qu’elle résulte d’un traumatisme infantile. Il n’aurait pourtant pas été difficile de donner une autre raison d’être à ces personnalités multiples, par exemple en considérant que le maire est possédé par des entités extraterrestres. Puisqu’on se permet tout dans ce comic, pourquoi s’embêter à reprendre des syndromes psychologiques déjà existants ?
De la même manière, on survole la relation entre Promethea et Faust, un occultiste qui va l’initier à l’ésotérisme : il nous est présenté dans un premier temps comme une espèce de vieux pervers inquiétant, du coup quand quelques épisodes plus loin il lui propose de l’initier en échange d’une coucherie, on ne peut pas s’empêcher de se dire : « Euh, il lui fait du chantage sexuel, là ? » Pire que ça, Sophie Bangs nous est clairement présentée comme lesbienne et non pas hétéro ou bisexuelle ; dès lors, on voit mal pourquoi surgit ce brusque changement d’orientation qui disparaît dès la scène de sexe finie. Il semblerait que celle-ci n’ait eu d’utilité que pour parler de la magie sexuelle, laquelle semble avoir une propension toute particulière pour le féminin sacré…
Au final, mon plus gros reproche à Promethea n’est pas d’ordre esthétique mais bien idéologique : je ne me reconnais pas dans l’ésotérisme prôné par Alan Moore. L’ésotérisme est sans nul doute un formidable vivier d’histoires, mais il est aussi un dogme qui ne dit pas son nom : c’est un marché de croyances farfelues faisant un fier pied-de-nez à toute rationalité. Or contrairement à ce qui est dit en fin d’ouvrage, je ne pense pas que le matérialisme soit la cause de la déshumanisation de nos sociétés : au contraire, le fait de ne croire que ce qui est scientifiquement démontrable a permis d’écarter toutes sortes de superstitions et de fanatismes religieux. Être ésotériste ou religieux ne préserve pas de l’intégrisme ou des idéologies politiques dangereuses ; au contraire, avoir un esprit alerte grâce à la raison et à la science évite tout glissement hâtif vers des conceptions du monde réactionnaires.
Bref, mis à part ces quelques défauts et ce profond désaccord, Promethea est un comic baroque à souhait qui ne ressemble à rien d’autre que lui-même, à mettre entre toutes les mains des cerveaux malades comme moi qui ont encore la foi, stupide mais nécessaire, de faire bouger les choses. Voilà une phrase de fin qui fait réfléchir. On vit dans une saucisse. Décidément, on en apprend tous les jours, grâce à C’est pour ma culture…
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