Ixchel Delaporte | Écoute les murs parler
Les patients bêchent, grattent, plantent. La terre est têtue, lente et capricieuse. Ils se cognent à elle. Puis on s'oublie en regardant pousser les fleurs et les légumes au gré des saisons.
Le cerveau des bipolaires tourne à mille à l'heure. Cet état si particulier que le philosophe Nietzsche appelait les "ivresses", que l'écrivain portugais Pessoa, qui souffrait de ne pas se sentir "être", avait baptisé les "crises d'abondance".
(p. 194)
La maladie mentale est si près de chacun de nous, quand elle n'est pas en nous. Elle fait si peur qu'elle est indicible. On ne parle pas de sa grand-mère morte internée dans un asile. On ne parle pas du fils qui s'est suicidé par mélancolie, bipolarité ou dépression. On ne parle pas du cousin interné à l'hôpital psychiatrique pour violences. On ne parle pas.
(p. 222-223)
Combien faut-il de chemins de traverse pour que les mots remplacent pas à pas des torrents de colère ? Combien de doses d'inventivité pour contourner la maladie [mentale] et la surprendre ?
(p. 190-191)
[ à propos de Georges Canguilhem, auteur de 'Le Normal et le Pathologique' ]
Ce philosophe, médecin et résistant, refusait de réduire le vivant à des mesures quantitatives, nécessaires pour la science mais largement insuffisantes pour soigner la maladie. La maladie n'affecte pas uniquement un organe mais l'homme dans sa totalité. Canguilhem avait donc pensé la médecine en libérant le patient du joug de la maladie et surtout du médecin, ce mandarin tout-puissant, afin de restaurer la notion de qualité de vie d'un patient. Autrement dit, mieux écouter le malade et ne pas imposer une guérison, quel qu'en soit le prix à payer. Il n'y avait pas d'un côté la maladie et de l'autre la santé. L'une dérive de l'autre. Il dépouillait ainsi la maladie - dont le patient ne devrait pas se sentir coupable - de sa valeur négative.
(p. 68-69)
Les psychotropes ont révolutionné la prise en charge des maladies mentales. Mais la parole, la conversation, l’écoute, l’évolution de soi dans le regard de l’autre ne pourront jamais être remplacés.
Un jeune homme blond aux yeux bleus perçants me tend la main en m'affirmant que je ne suis ni soignante ni soignée. Il a deviné qui je ne suis pas.
(p. 10)
Je quitte ces deux êtres fragiles, prenant soin l'un de l'autre avec difficulté, n'ayant plus de fonction sociale, plus de lien avec l'extérieur.
C’est beau, un patient adhésif. Il colle. Il adhère. Il aimante. Il a besoin de l’autre. Il ne s’en cache pas. Il fait corps.
Voir un homme dépassé un moment par sa folie, capable de retrouver un équilibre au bout de dix ou vingt ans, faire société sereinement, mener à bien des projets et recouvrer sa dignité, c’est dire la puissance discrète de la psychiatrie. La patience dont il faut faire preuve. Accepter le doute, la perplexité, le vacillement, le risque, les avancées qui n’en paraissent pas, les bonds en arrière qui désespèrent.