Dans la vague ascendante du succès des cosy mysteries, je me laisse trop souvent séduire : moi qui aime le genre policier, je trouve que ça fait du bien d’en lire quelquefois (pas trop souvent cependant) des « légers », dont les caractéristiques théoriques sont de présenter une vraie enquête, mais menée de préférence par des amateurs, dans une ambiance quelque peu ouatée (d’où le « cosy ») qui exclut autant que possible les effusions de sang et autres traits porteurs de stress caractéristiques d’un « vrai » roman noir.
Les nombreuses annonces autour de ce livre le désignaient, en outre, comme « le nouveau cosy mystery coréen », comme si la nationalité de l’auteur et/ou le contexte géographique inhabituel en faisaient quelque chose de follement particulier – peut-être bien, après tout ? Quoi qu’il en soit, pour bien convaincre le lecteur, l’éditeur nous sert une couverture acidulée, a priori sympathique… qui ne m’a pourtant pas convaincue ; d’ailleurs j’ai pris ce livre en ebook, alors que j’ai tous mes autres cosy’s en version papier pour le plaisir du livre ! Oserais-je même dire que, même si elle reflète bien un peu une certaine idée de nos enquêtrices, moi je la trouve, hélas, plutôt moche, cette couverture (mais bon, les goûts et les couleurs…) ! Et cette étiquette « cosy mystery » plaquée bien visiblement dessus…
Eh bien, détrompez-vous : ce livre-ci n’est cosy qu’en apparence, car on va entrer dans une histoire réellement noire, sous des dehors de fausse légèreté : on croit d’abord suivre un exhibitionniste qui s’enhardit et on est bien d’accord que c’est une forme de harcèlement sexuel pas acceptable, d’autant plus que le gars s’enhardit au fil du temps, mais son histoire paraîtrait presque (j’ai bien dit presque) banale face à tant et tant de polars qui dégoulinent de sang, de boyaux et autres scènes de torture !
Mais voilà : on a tout à coup affaire à un tueur en série qui laisse traîner çà et là, dans des endroits bien visibles, les membres dépecés de ses victimes, toujours des femmes, dont seule la tête n’apparaît jamais. Cette histoire-là, qui sera prédominante tout au long du livre (même si celle de l’exhibitionniste n’est jamais tout à fait oubliée, parfois même elle semble liée, l’est-elle, d’ailleurs ?), bien loin de l’ambiance cosy-british plus connue en effet que l’univers coréen, donne lieu à plus d’une scène assez dure : oui il y a du sang et des viscères étalés (même s’ils sont emballés dans des sacs noirs), ou bien certains chapitres se terminent en cliffhanger flippant. Et n’oublions pas une fameuse (et terrible) scène de combat, digne d’anthologie, tant elle est réaliste et bien menée !
Cependant, et cela rejoint la légèreté que je soulevais plus haut, malgré ce réalisme parfois assez cru, l’auteur ne lésine pas non plus sur un humour omniprésent qu’il faut savoir saisir : toujours fin, souvent un peu désabusé, dénonçant au passage des faits apparemment typiques de la société dans laquelle il vit.
Il présente la Corée (du Sud, faut-il le préciser ?) comme un pays très traditionnel : les hommes y sont détestables et exigeants, travaillent probablement dur mais se vautrent dans le fauteuil (à lire le journal ou regarder le foot) dès qu’ils rentrent à la maison et attendent d’être servis, tandis que leurs épouses font « tout le reste » - sachant que, outre le ménage, les enfants, la cuisine, etc., plusieurs d’entre elles ont aussi une activité extérieure ! dont la plus âgée, par exemple, qui a créé une petite épicerie, devenue la fameuse supérette du titre, et qui a encore plein de rêves « d’autre chose » dans la tête, malgré son âge avancé. Parmi elles, notons aussi la benjamine du groupe, qui a eu son enfant d’un ex-petit ami qui n’a pas voulu assumer un rôle de père, et comme elle a choisi de garder l’enfant malgré tout, elle est désormais presque-pestiférée, elle la « fille-mère », statut ô combien honteux ! Malgré son boulot, ses faibles revenus ne lui laissent d’autre choix que de vivre avec son enfant chez ses parents qui l’aident autant qu’ils la critiquent jour après jour pour son choix - malgré le fait qu’ils adorent leur petit-fils...
Ces quatre femmes, qui ont pour seul point commun de vivre dans une (très grande !) résidence municipale, sont devenues amies à force de se rencontrer dans la supérette précitée, où elles se retrouvent pour diverses activités, malgré leur différence d’âges assez marquée ou des intérêts bien différents. Toutefois, en unissant leurs forces pour le bien de toute cette communauté de la résidence, elles montrent sans trop s’en rendre compte elle-même la force que peut faire naître une association dirigée vers un but commun utile à tous, en unissant leurs différents talents. Le tout dans un esprit toujours très humain que j’ai beaucoup apprécié !
Cependant, il est difficile de dire si ce tableau d’une société coréenne tellement archaïque, qui ne cesse d’être rappelé, voire peaufiné tout au long des pages, est réellement à l’image de la Corée d’aujourd’hui, ou juste un choix d’auteur (dans un esprit coréen à la « Desperate Housewives », exemple qui ne représente a priori pas toute l’Amérique). Quoi qu’il en soit, indéniablement, il a quelque chose de dérangeant, voire choquant, nous montrant une société qui n’est pas sans évoquer notre propre société patriarcale et très machiste, telle qu’elle existait jusqu’à la fin des années 1960, mais qui se veut désormais révolue, et qui n’est plus du tout la norme socialement acceptable – et heureusement ! (même si tout n’est pas gagné, et même s’il y a des excès dans tous les sens, mais ce n’est pas le sujet ici)
Si le postulat de l’auteur est réel, les femmes de Corée du Sud ont encore beaucoup à faire… Pour autant, ce livre n’est pas inutilement féministe : je dirais qu’il cherche surtout à mettre en avant le fait que nos simples « femmes au foyer » (car nos quatre héroïnes sont toujours présentées ainsi, même si, comme mentionné plus haut, au moins deux d’entre elles ont une activité en-dehors de leur ménage) peuvent avoir des idées, sont capables d’aller au bout de leurs rêves, et obtiennent même des résultats !
Miri surtout, protagoniste qui ressort un tout petit peu par rapport aux autres, bel et bien femme au foyer quant à elle, se bat contre une dépression depuis un certain temps, comprend-on. Quand survient l’affaire de l’exhibitionniste, et la prime proposée pour sa capture, elle décide de se lancer dans son rêve de devenir détective privé, un métier qui, à en croire l’auteur, n’existe tout simplement pas en Corée du Sud – et encore moins au féminin ! Cependant, lectrice férue de romans policiers, Miri est persuadée qu’il y a là une niche à occuper, autant qu’une façon de faire face à son mal-être constant, et en cela elle est appuyée par son thérapeute toujours bienveillant. C’est ainsi qu’elle embarque ses trois amies dans son projet, et peu à peu, grâce à son intuition, son esprit d’analyse, et l’union des talents si peu exploités de ces quatre femmes, elles finissent par aboutir - à leurs risques et périls, mais avec détermination - avant la police. Notons au passage que cette police semble bien peu efficace… L’auteur ne la critique pas vertement, ne dénonce aucun fait habituellement attendu quand il s’agit d’une telle institution (corruption, violence ou que sais-je), mais il la présente quand même comme un organe submergé par des procédures qui ne lui permettent pas d’avancer réellement, sans oublier que le mari de l’une de nos quatre protagonistes est justement inspecteur, or il est loin d’être un homme agréable dans son foyer… On ne sait jamais très bien s’il interdit à ces détectives en herbe d’enquêter (interdiction qu’elles outrepassent systématiquement, bien entendu), parce qu’il s’inquièterait pour son épouse, ou simplement parce qu'il s'agace qu’elles marchent sur ses plates-bandes, et avec plus de succès que lui !
Quant à l’enquête même, je dois dire que j’ai très, très vite compris qui était le véritable meurtrier, c’était tellement évident que c’en était presque trop facile ! Cependant, je ne me suis jamais ennuyée. L’auteur offre tellement de rebondissements qu’on se laisse happer par le cheminement de nos enquêtrices en herbe, comme on se laisse surprendre par ces quelques passages qui font froid dans le dos en s’éloignant résolument d’une quelconque ambiance cosy, justement – mais, au risque de me répéter, l’auteur a su habilement doser les choses, pour que ces frissons soient systématiquement coupés par l’une ou l’autre scène plus légère – mention au chef de la sécurité de la résidence où vivent nos quatre amies, Gwangkyu, probablement l’homme le plus sympathique de ce livre, qui finira d’ailleurs par intégrer notre équipe d’enquêtrices femmes au foyer ! (sans aucune arrière-pensée de quelque sorte !) Ainsi, la tension monte certes, et atteindra même son apogée, mais le lecteur garde de bout en bout cette conviction que ça se terminera bien, après tout on n’est pas dans un « vrai » roman noir, puisque même la couverture le dit !
J’ai apprécié aussi que, même après la découverte du tueur-dépeceur en série, l’auteur ait veillé à clôturer tranquillement mais efficacement cette histoire de l’exhibitionniste, qui passera donc au second plan sur la majeure partie du livre, mais ne sera jamais réellement oubliée.
On a donc là un cosy mystery pas si cosy que ça, sachez-le: il y a du sang, des passages flippants et des scènes dures. On devine vite qui est le meurtrier, mais on ne s’ennuie pas dans cette enquête pleine de rebondissements, qui dénonce aussi une société sud-coréenne patriarcale et archaïque, mais en mouvement grâce aux rêves et aux talents conjugués de quelques femmes déterminées. Une très agréable lecture!
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