Franck Bouysse

"_Elle t'aide à quoi, au juste, la littérature ?
Silence.
_A défier la mort. Il n'existe nulle part d'oeuvre profonde sans l'ombre de la mort. Le reste n'est que vulgarité."

D'énormes grappes de fleurs d'acacia pendaient comme des colifichets, embaumant l'air d'un entêtant parfum.

Disait qu'une fois que le passé est passé, il n'y a plus à revenir dessus. Ajoutait qu'il ne faut rien supposer du futur, rien envier de ce qu'il réserve ; que la vie résulte de très vieilles fautes que l'on n'a pas commises, mais qu'il faut pourtant endosser, et que si l'on venait à les connaître, on attenterait à sa propre mort ; que la haine n'est pas une arme létale, mais du sel incrusté sous la peau. Elle disait des choses qu'un enfant ne peut comprendre, qu'un adolescent n'entend pas et qu'un adulte ressasse le restant de sa vie.

Grossir le ciel

Des gouttes de lumière parties en éclaireur luisaient sur la neige gelée, recouvrant le pan est du toit de la grange, ce que tout homme conscient de la marche de l'univers aurait pu qualifier de grande beauté.

Elle me fait l'effet de ces gens qui semblent toujours avoir eu cinquante ans, ces gens dépourvus de beauté et de laideur aussi.

Père et fils descendirent les marches côte à côte, lentement et en silence, escortés par une rangée de buis. Au bas des marches, le père dit au fils de ne pas s'en faire plus que de raison, que tous les écrivains avaient un passage à vide, que la qualité d'une œuvre était à ce prix, qu'il ne croyait pas en ceux qui reproduisaient la même recette avec des ingrédients similaires.

~ Et rappelle-toi : «Pense le matin. Agis à midi. Mange le soir. Dors la nuit. »

Ces mots qu'il lui répétait depuis l'adolescence, tirés du Mariage du ciel et de l’enfer de William Blake, Harry ne les avait jamais oubliés, tout comme ces récitations qu'on demande d'apprendre à l'école sans qu'on en saisisse forcément la signification. Parfois les mots lui revenaient en mémoire et prenaient alors un sens.

Un désir de conquête ronge les hommes depuis la nuit des temps, alors que les femmes s'habillent du désir de l'instant, et leur désir revêt tant de formes que les hommes sont bien souvent nus face à lui, presque toujours à contretemps. Une femme est singulière dans l'amour et les hommes si prévisibles par la nature de leur sang.

Caleb attend la nuit, qu'elle le dépèce et violente son esprit. Il l'attend pour remonter le mécanisme du temps véritable, un temps sans durée, figé sur l'instant que sa mère a choisi, un temps blessé, impossible à cicatriser. Tout ce qu'elle n'a jamais voulu lui révéler de son vivant.
Alors, il attend la nuit.
Attend sa mère.
D'abord une silhouette.
Quand la chair a entièrement recouvert les os.
Elle est là, assise sur la chaise.
Dans la nuit.
Chaque nuit.
Qui lui parle.
Toujours.
(p. 46)

On ne s’est pas dit grand-chose ce jour-là, mais je voyais plus que toi, même quand je regardais ailleurs.

Elle était un bloc de glaise à sculpter,
et mes pensées secrètes étaient des doigts :
ils couraient derrière son front pensif
pour y creuser des lignes de douleur.
Ils figeaient les lèvres, affaissaient les joues,
faisaient tomber les paupières sous le chagrin.
Mon âme était entrée dans la glaise,
luttant comme sept diables.

[Edgar Lee Masters - SPOON RIVER - Extrait de Fletcher McGee]

Le balancier d'une pendule répandait du temps en un lieu qui ne savait apparemment qu'en faire.

Toutes ces vies simples, aux fonctions si évidentes, donnaient en temps normal la sensation à Joseph d'être l'envers d'un homme, une forme directement reliée à la nature et, maintenant que son père était parti, elles ne lui apparaissaient plus comme telles, et il prenait conscience qu'il allait devoir apprivoiser différemment l'univers amputé de la part tendre de l'enfance. Devenir un homme avant l'âge d'homme.

Pour autant, au moment de rejoindre la terre, Gus ne souhaitait pas se retrouver avec n'importe qui au cimetière, et certainement pas avec ses vieux. Il avait d'ailleurs pris des mesures dans ce sens, une concession toute fraîche qu'il avait achetée, bien loin des cadavres qui devaient continuer à se chamailler au fond du caveau familial. ça aussi, c'était sa liberté, pouvoir choisir d'être seul dans cette obscurité promise.

Il était temps de faire sortir Mars pour qu'il se dégourdisse les pattes. Gus ouvrir la porte de la remise, et aussitôt le chien déboula pour se remettre à tourner autour de son maître en jappant, oubliant que la main du libérateur était également celle du geôlier.
(p. 32)

Enfin le silence
Pas la paix …
Jamais la paix
Le silence.

Ils n’oublieraient jamais ce dont était capable un être humain, ce qui pouvait le définir hors du champ paisible des grandes plaines sauvages qu’ils avaient eu le tort de croire éternelles.

- Tout paraît si simple avec toi.
- C'est parce que la vie est simple. Ce sont les hommes qui sont compliqués. Ils se tortillent en attendant la mort et ils oublient bien souvent de vivre.

Les femmes demeuraient une énigme et il n'était pas prêt à la résoudre de sitôt.
(p.187)

Ce qui peut exister, c'est la rencontre fortuite d'un écrivain et d'un lecteur, et ce n'est pas le livre seulement qui permet ce miracle, c'est l'oubli de celui qui l'a écrit et de celui qui le lit.

Un fils qui m’aide à vivre, une femme qui m’aide à ne pas mourir et la littérature, que rêver de mieux.