La foule est réelle, je suis dedans. Reste à tout encrer dans ma mémoire : bruits, couleurs, parfums. Flux et reflux de voyageurs, retrouvailles familiales, rire joyeux de couples, cris d'enfants, pas pressés d'hommes d'affaires, vendeurs à la sauvette, mendiants et sans-papiers : il y à tout ce que l'espèce humaine porte de contradictions, d'espérances et de désillusions. Bonheur et désespoir, richesse et dénuement, vices et vertus se frôlent, se croisent, se confondent dans la plus grande indifférence. Et dans ce foisonnement d'histoires, de pensées, de peines et de doutes, personne ne s'occupe de ma tragédie intime. Que voit-on ? Une jeune fille comme une autre, dépouillée de toute identité. Alors, enfin, je peux être qui je veux.
Si bien que papa l'a pris en grippe. "Ce fainéant, ce bon à rien." Mon frère n'est à ses yeux qu'un de ces artistes sans avenir, qui utilisent leur art comme prétexte pour ne rien faire de leur vie.
Car j'aurais aimé vivre quelques années encore en adolescente normale, obnubilée par ses études, ignorant sa fragilité profonde ...
J'ai hâte que la journée s'achève pour me retrouver seule et, en même temps, aucune envie de voir revenir la nuit. Fleur fanée perdue dans ses ombres, qui cherche un peu de soleil, j'oscille, hésite, veux tout et son contraire. Mais quels que soient le changement que j'implore et la réponse que je cherche, une certitude monte : je ne les trouverai pas ici ! Une trêve radicale, sans attache, sans émoi, sans regret, s'impose.
Alors que je m'engage dans la rue où se trouve mon école, l'idée s'affirme, s'installe, règne. Avec ses promesses d'aventure, de remède, son parfum d'ailleurs, son présage de renouveau. Et si je disparaissais ?
Je devrai oublier pour ne pas me sentir tiraillée, rattachée à ceux que je perds. p42