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Citations de Caroline Hinault (152)


La banquise comme un linceul cousu d’avance…
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La guerre, c’est la première constante. Faut voir le nombre de collages que j’ai fait rien qu’avec ce mot-là, plusieurs cahiers. Depuis que je suis sur Solak, j’en ai tellement lu, des histoires de guerre, parfois déjà finies quand je les découvrais, preuves et morts enterrés, qu’on dirait une grosse blague. Ça peut prendre une forme de bon gros génocide ou de petit conflit gentillet, ça se met des dentelles d’annexion ou ça se tricote des petites frappes, c’est propret quasi, à croire que personne crève derrière les italiques. Ça me prend des heures de découper propre les titres, les sous-titres, les légendes, de choisir quel mot je sacrifie au profit d’un autre, rapport au recto-verso qui me trempe dans des dilemmes terribles, de coller ça joli ensuite, d’en faire un beau montage de synonymes en petits et gros caractères. La deuxième aussi, j’en ai des pages et des pages alignées magnifiques, des déclinaisons typographiques à faire pâlir de jalousie un imprimeur. Cette constante-là, attention, je l’ai au garde-à-vous dans tous les caractères, toutes les formes, toutes les tailles. Le pouvoir. La bataille du pouvoir, l’obsession du pouvoir, la fascination du pouvoir. Les coups bas, les coups montés, les coups d’État. Une sacrée constante qui marche main dans la main avec sa grande copine la guerre, ça se fait même des politesses en veux-tu en voilà, ça tortille du cul, après toi, non vraiment je t’en prie, bon ben si c’est comme ça alors d’accord, j’y vais, je passe la première. Je sais pas si c’est parce que je suis très loin de tout ça maintenant, mais j’ai l’impression de voir tous les rouages qui perpétuent tranquille ces constantes avec une facilité écœurante et ça me rend pas les terriens plus sympathiques, ça non. Pour le pouvoir, y a rien de tel que de mettre en place une bonne dictature, si bien que j’ai dû en faire une partie spéciale à la fin du cahier parce que c’est un gros rouage quand même, alimenté par une multitude d’autres petits bien graissés et trop nombreux à découper mais quand même, c’est écrit dans le journal, ça revient toujours à un moment ou à un autre du côté de l’adoration du grand homme, alors qu’on n’a encore jamais vu de culte de la grande femme, à croire que les femmes sont nulles en dictature, pourtant elles sont souvent plus fines en rouages, comme quoi. En tout cas, ça m’asperge les yeux d’évidence tous ces maillons de la grande chaîne du pouvoir, les slogans et les images martelés, parce que la répétition ça compte énormément, c’est normal faut dire pour des constantes, c’est ça qui achève de forer une idée même coulante dans le cerveau des gens. Ensuite y a plus qu’à entretenir la machine au charbon de l’obéissance, souvent à grand renfort de religion mais pas que, et je dis ça alors que j’y crois moi au bon Dieu, autant qu’au diable en tout cas, mais faut reconnaître qu’un temple ou une église, ça rend docile pour pas cher.
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Je soufflais encore sur ma tasse qu’il semblait avoir oublié ma présence et pérorait ça y est sur les besoins grandissants en hydrocarbures, la prospection, les puissances financières qu’on n’imaginait pas, une guerre souterraine, intergouvernementale, les gros mots de bon matin qui remuaient ressources fossiles, fonte des glaces et extinction d’espèces. Plus il parlait, plus ses grandes mains s’animaient, plus ses yeux bruns pétillaient, je sais pas si c’était d’inquiétude ou de plaisir. Il parlait de la dangerosité insoupçonnée du méthane et le gosse hochait la tête sous son bonnet fin comme s’il avait la moindre idée de ce que ça voulait dire. Grizzly s’emballait, il rêvait que l’opinion se réveille comme si c’était un corps avec des idées, l’opinion, il disait que pour l’instant ils étaient une poignée mais que l’ampleur du désastre tarderait pas à se savoir. Attention, il était quand même pas naïf au point d’ignorer l’égoïsme des hommes. Mais justement, il comptait le retourner comme une crêpe, s’appuyer sur sa face beurrée de peur épaisse pour les alerter. C’était ça, au fond, sa stratégie de persuasion. La médiocrité humaine. Si les gens n’étaient pas assez futés pour comprendre ses travaux trop techniques, il espérait qu’ils réagiraient lorsqu’il serait question de la survie de leur propre couenne et de leur gras descendant.
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Marcher sur la banquise, c’est découper de grosses parts de silence. Y a que les infimes décibels de la circulation du sang et des battements du cœur pour marteler aux tempes qu’on est encore vivant jusqu’à quand. Moi j’y allais pelle à tarte, en douceur, mais j’ai vu le gamin partir en lame, taillader sans sourciller la peau du monstre. Ses jambes avançaient féroces, brisaient la glace, luttaient contre le vent. Il fonçait devant moi, poings dans les poches, corps-bélier, tête rabattue sur le torse moins pour lutter contre le froid que comme quelqu’un qui cherche à enfoncer une porte. Je marchais assez loin de lui, tenu à distance par un arc électrique invisible. Même quand il s’arrêtait colère pour reprendre son souffle, seuls ses yeux dépassaient de son équipement. Malgré le givre qui volait, les flocons qui aveuglaient, le vent qui plissait les yeux, je devinais les éclairs furieux que crachait son corps d’orage. On repartait, je restais derrière lui instinctivement et aussi parce que j’ai plus de mal à traîner ma carcasse sur la banquise. Il avançait vite, projeté dans l’espace avec sa foulée qui mordait au ventre. Quand ses pas s’enfonçaient à certains endroits dans une mélasse de neige, il s’en extirpait encore plus rageux et se remettait à avancer comme on pile du verre, le pied broyeur. Rien ne le retenait, on aurait dit qu’il voulait dissoudre la glace, croquer le blanc qui venait pourtant tout juste de finir de prendre comme de bons gros œufs en neige qui menaçaient encore par endroits de s’affaisser, parce que c’est une bête assoupie la banquise, jamais vraiment endormie, on sait pas si elle va pas cambrer le dos, s’étirer d’un coup et vous gober couillons sous la coquille de sa surface. Faut pas penser à ça quand on lui chatouille l’échine, à l’idée qu’on avance sur une pellicule de quelques dizaines de centimètres d’épaisseur sous laquelle est ventousée l’énorme bouche de l’Océan avec ses grosses lèvres rondes qui attendent que ça, de vous sucer, un peu comme celles des poissons nettoyeurs sur la vitre des aquariums.
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Il attendait que ça, la grande Nuit et l’hiver. Peut-être bien qu’il voulait défier la puissance de la nature, se mesurer à elle, une connerie dans le genre. Ou peut-être bien qu’il était juste venu chercher l’oubli, le vide et l’anéantissement, c’est plus probable. Mais y a loin du fantasme du grand frisson à la réalité de Solak, qui est rien que du néant au fond d’une grande bouche de froid. Il croyait savoir mais il y connaissait rien le môme, aux moins trente degrés, au gel qui vous entaille les os et les gencives, à la nuit si longue qu’on devient un peu mort-vivant quelque part en soi, un peu comme un long voyage aux Enfers en compagnie de ses fantômes. Est-ce qu’il avait conscience de l’avalage que c’était ? Sûr que non, pas la moindre idée. Faut avoir descendu jusqu’au bout le labyrinthe de ses propres intestins, reniflé l’odeur de sa propre mort, embrassé la vraie solitude avec son haleine de renard crevé pour comprendre ça.
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Ça faisait des semaines que l’hiver et la grande Nuit marchaient côte à côte pour venir jusqu’à nous. À pas de cristaux, l’hiver était arrivé le premier. Depuis le temps, je reconnais chaque étape et moi aussi si je voulais je pourrais faire un exposé aussi savant que celui que Grizzly a pondu au gamin. Fallait le voir s’enflammer sur le frasil, montrer au gosse l’énorme paquet de paillettes blanches qu’était devenu l’estuaire une fois que l’enclume du vrai froid nous est tombée sur le crâne au début du mois, saloperie, ça vous assomme d’un coup l’hiver arctique, et puis le nilas, la grosse pellicule de glace souple comme une peau de lait givrée et flottante qu’allait pas tarder à se solidifier pour de bon et devenir de la bonne grosse glace de banquise bien épaisse.
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Ça a pas eu l’air de le déranger du tout, comme s’il avait connu ça toute sa vie le soleil de minuit. Il a jamais fait comprendre que ça l’empêchait de dormir alors que je me souviens moi, il y a vingt ans, j’ai cru que j’allais devenir dingue avec cette putain d’étoile qui respectait pas les codes et brillait brillait brillait sans jamais fermer sa grande gueule de lumière. Et puis l’inverse après, avec la nuit polaire qui tirait sur tout un rideau opaque sans jamais daigner l’ouvrir ne serait-ce qu’un petit peu, à vous faire patauger dans une soupe de café noir en plein midi.
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Le problème c’est que les gens comme Grizzly savent pas lutter avec les vraies brutes qui ont jamais touché une goutte de nuance de leur vie alors que Grizzly a appris à nager dedans depuis sa tendre enfance, à croire qu’il en avait toute une piscine à la maison. Grizzly sait peut-être beaucoup de choses mais pas que pour gagner, il faut pas craindre la violence mais l’aimer. Il continuait à parler, sans deviner la jouissance de Roq dont j’entendais pourtant déjà déferler la rivière souterraine. Grizzly déballait ses réflexions de viking de la pensée, de valeureux combattant à valeurs et principes sans comprendre que les idées de Roq étaient des tiques hargneuses qui lâchent jamais le bout de haine qu’elles ont accroché. (…)
J’aurais pu le lui dire à Grizzly, que la défaite des tendres tient tout entière dans la croyance qu’ils ont qu’on peut battre un chien enragé dans un duel au fleuret, l’espoir que la raison et la finesse pourront embrocher la violence avec de la dentelle de mots, tout ce fatras que Grizzly était en train de déblatérer à la gueule de Roq qui buvait du petit-lait noir.
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En tout cas, j’ai pensé sans le dire, ce qui est certain c’est que sur Solak, le temps on le voit mieux passer qu’ailleurs, chaque minute ressort bien nette à angle droit, pas comme chez les terriens avec leurs remparts d’activités qui leur bouchent la vue. Ici, le temps, on voit même que ça, c’est comme un troupeau de rennes dans la cour de la Centrale au printemps, on peut pas le rater.
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Il coulait. Je le savais bien moi, qu’il coulait, mais qu’est-ce qu’on pouvait y faire ?
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Au début, on s’est pas trop méfiés. On l’entendait chanter, marmonner. Et puis au fil des nuits, parce que c’était pendant la grande Nuit, faut croire qu’il a cédé à l’obscurité. Il a dû penser que jamais plus le soleil reviendrait et c’était plus qu’il pouvait supporter, Igor, cette vie de chien aveugle. En tout cas, il sortait presque plus de son baraquement et on l’entendait pleurer, crier, pousser seul des rires glaçants dans un délire incompréhensible. Ses paroles pour personne se déversaient en flots continus, on l’entendait se raccrocher aux mots comme à des balises de secours dans une cacophonie solitaire, un baragouin imaginaire.
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À Solak, on finit par croire que la peau, les muscles, tout ce petit monde chaud et souterrain du corps, ça existe plus, que c’est une légende de vivants et que même les entrailles sont figées, l’estomac rose en stalagmite, les intestins congelés. Malgré ses biceps bien vivants ou à cause peut-être, Igor a commencé à gripper. Il a dû sentir qu’il se cryogénisait de l’intérieur et s’est mis à causer tout seul. On le fait tous. Mais Igor parlait seul avec nous, c’était ça le problème, c’est par le langage, toujours, que ça commence.
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Mais pour un jeune soldat même d’esprit aventureux, la solitude, l’hiver et le Pater sont de sérieux ennemis. Y avait qu’à voir Igor. Pauvre Igor. La charpente pourtant taillée pour cette vie-là. Une mâchoire-équerre plantée à angle droit sous le bonnet, des biceps bien durs qu’on devinait bandés sous l’édredon de la parka, faut le faire deviner le nerveux d’un muscle sous les couches de laine et de duvet comme si le spectre de sa chair se baladait tranquille à la surface du manteau.
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Je me laisserai envelopper dans mon manteau de fausse sagesse et le froid finira gentiment son travail, la banquise comme un linceul brodé d’avance.
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Nous trois on le regarde faire, têtes en l’air, cou cassé. Ceux de là-haut continuent à dérouler le fil qui est plus qu’à quelques mètres du sol. Enfin la queue du câble caresse les poils de la toundra et le gamin pose deux guiboles flageolantes par terre, tête baissée sous la capuche fouettée par l’air. Avec le vent et le souffle de l’hélico, ça lui prend plusieurs minutes de se détacher du harnais, sans parler du froid qui engourdit les doigts.
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Sûr que ça s’oublie pas, le spectacle qu’il devine au bout du vide, là tout en bas, à la racine du vertige, le gros œil de la presqu’île qui le fixe mauvais sous ses paupières d’eau froide. Le câble coulisse, le gamin se balance dans les rafales, agrippé au filin comme un nourrisson à sa mère.
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Mais déjà le flot brun commençait à tarir, le corps à s’affaisser, hagard et bête devant sa propre mort. Le soulagement n’est jamais qu’un éclair. On ne sait jamais ce qui suit
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(...) la révolte qui dévorait de ses dents creuses jusqu’au regard sur le monde, le rendait inhabitable, hostile et inconnu ; la révolte giclait à l’air libre désormais, ensanglantait ses doigts, se répandait en fleuve sur les phalanges crispées qui tenaient rouge la garde, profond dans le gargouillis des entrailles à la résistance molle et au poids d’une lourdeur soudain incommensurable.
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(...) ; la révolte qui grondait depuis des zones lointaines, profondes et incarnées ; la révolte au reflet d’œil sombre, qui était sienne et pas seulement, qui avait tout infecté, corrompu et dont la seule issue était la mort imminente ou le crime, qui avait choisi le crime, avait cessé de prendre sur soi pour prendre dans l’autre, lui fendre l’abdomen et y tracer une voie par laquelle la colère allait enfin pouvoir perler, puruler, jaillir en un intarissable geyser de sang et de soulagement (...)
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(...)la révolte qui l’inondait quotidiennement d’une sève opaque et gluante et sur laquelle un couvercle de plomb appuyait comme sur un œuf de vautour qu’on empêcherait d’éclore (...)
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