« Jimmy disait tout le temps que nous étions un Grand Mystère. Tout. Il disait que les choses qu'ils faisaient, ces indiens d'autrefois, c'était rien d'autre que d'apprendre à vivre avec ce mystère. Pas le résoudre, pas s'y attaquer, pas même chercher à le deviner. Juste être avec. J'crois que j'aurai aimé apprendre le secret qui permet de faire ça ».
Colombie britannique, Canada, deuxième moitié du 20ème siècle, Franklin
Starlight est un adolescent âgé de seize ans. Il est un enfant heureux bien qu'il ne sache pas très bien qui il est ni d'où il vient. C'est le « Vieil Homme » qui l'a élevé. Il lui a dit qu'il était indien ce qu'il a toujours cru. Dans ce monde rude et avare de mots, rien ne filtre. Pourtant « l'Enfant » aimerait bien, de temps en temps, trouver un léger indice qui lui permette de mieux appréhender ses origines. le « Vieil Homme » enseigne, transmet, pourvoit aux besoins de l'Enfant. Derrière toute cette pudeur se cache une énorme tendresse qui lie « l'Enfant » et « le Vieil Homme ». Frank ne sait pas ce qu'est la solitude. Dans ces magnifiques paysages, le « Vieil Homme » lui a apprit le respect de la Vie et de la Nature. La lune, l'eau, le vent, la montagne, les animaux sauvages, sa jument sont ses véritables compagnons. Suivre la piste d'un animal, interpréter les traces laissées par le gibier, tendre des pièges, poser une ligne de nuit pour attraper les poissons, travailler à la ferme, toutes ces activités relient Frank au Grand Tout et donnent un sens à son existence, c'est là qu'il se sent à sa place. Alors que sur les bancs de l'école, il se sent tellement étranger.
C'est à l'âge de cinq ou six ans qu'il fait la connaissance d'Eldon et qu'il apprend, à sa grande surprise, qu'Eldon est son vrai père. Un père que l'Enfant ne verra qu'une dizaine de fois en tout et pour tout et dans des conditions parfois dramatiques voire sordides. Eldon est rongé par l'alcool, il a passé sa vie à survivre, à tenter d'apprendre des trucs d'homme blanc pour manger, il a oublié tout ce qui était indien. C'est un être brisé qui noie sa souffrance dans l'alcool, qui boit à en mourir pour oublier jusqu'au jour où ce dernier demandera à Frank de l'accompagner à sa dernière demeure.
« J'ai entendu dire une fois par des anciens que les Ojibwés avaient coutume d'enterrer leurs guerriers assis face à l'est, là où se lève le soleil, avec toutes leurs armes et leurs affaires autour d'eux. de cette façon, quand ils seraient prêts, ils pourraient suivre le soleil) travers le ciel jusqu'au paradis des chasses éternelles où ils seraient de nouveau des guerriers. C'est comme ça que je veux partir. »
J'ai voulu tenter une première incursion dans le style nature-writing, ce genre littéraire qui fleurit un peu partout sur les étagères des libraires. Je m'attendais à pénétrer dans l'univers Ojibwe du Canada, j'y ai trouvé surtout un réquisitoire implacable contre l'alcoolisme et sa pulsion de mort, accompagné de son cortège de destructions. Ecrire un tel livre n'est pas anodin : c'est ce qui m'a incitée à parcourir la biographie de l'auteur.
Richard Wagamese nous a quittés en mars 2017 à l'âge de 61ans. Petit enfant, il vit dans un camp entouré de ses frères et soeurs et de toute sa famille. Ses parents sont alcooliques et pour s'adonner à la boisson, ils vont abandonner les enfants dans le camp pendant plusieurs jours. Affamés et gelés, les enfants vont s'échapper et seront placés par la Société d'Aide à l'Enfance. C'est bien de cet héritage douloureux dont sont fécondés les romans de
Richard Wagamese, dès les premières pages, le vécu saute aux yeux.
«
Les étoiles s'éteignent à l'aube » oscille entre ombre et lumière. Les paysages somptueux défilent sous les yeux. le chemin qu'emprunte Frank et son père pour accéder au sommet de la montagne, m'a fait penser à un chemin initiatique qui mène vers le rite de passage qu'est la mort. Moïse gravit la montagne pour parler avec l'Eternel et c'est au Mont Sinaï qu'il reçoit Les Tables de la Loi. J'ai pensé aussi au sermon de Jésus sur la montagne. le sommet symbolise la jonction entre les hommes et le divin et chez les indiens Ojibwés, j'y ai retrouvé le même attribut.
Cette ascension vers le sommet est l'essence même de la quête du père et du fils, découverte voire redécouverte des racines, réparation un tant soit peu des liens affectifs, transmission identitaire, respect des dernières volontés. Cette montée sera un accomplissement tant pour le père que pour le fils, chacun y trouvant de quoi combler leur vide.
Eldon est détruit par l'alcoolisme. Il s'épanche, tente modestement d'expliquer les raisons de sa fuite perpétuelle et de ses négligences désastreuses. Mais le lien s'est tellement distendu pour Frank. L'absence, l'abandon, la négligence du père n'a pu qu'engendrer de la détresse chez le fils, un véritable renoncement s'est opéré chez le fils et la figure paternelle s'est déplacée sur le « Vieil Homme» blanc. La Parole peut-elle réparer les maillons d'une filiation qui ne s'est jamais faite. Ne dit-on pas le Verbe créateur. Frank répond, sans ménagement, à cet homme qui est au bout du rouleau, agonisant et curieusement, c'est le fils qui révèle au père les gestes de la Tradition Ojibwé.
Le voyage pour le père est éprouvant, il y a des scènes d'une émotion intense chez ces êtres rudes. Au fur et à mesure de la montée vers le sommet, les dialogues se font de plus en plus percutants malgré une économie de mots. Les silences sont éloquents jusqu'à la position des corps. le moindre geste devient une violence ou bien une caresse. Au bout du chemin, Frank aura assemblé les morceaux de son puzzle intime, il sera un homme debout et entier.
Ce récit initiatique n'est pas anodin, il peut raviver avec intensité certaines douleurs enfouies, il traite de l'alcoolisme et du père défaillant, de l'agonie du père. La tendresse qui va se dégager petit à petit de ces échanges abruptes, distillant les silences chargés de non-dits, prend aux tripes.
J'ai fini cette lecture bouleversée, les larmes aux yeux. J'ai trouvé dommage de ne pas avoir conservé le titre original « Medicin Walk » qui dit tout !
Le Vieil Homme lui disait « Je peux rien t'enseigner de ce que tu es, Frank. Tout c'que j'peux faire, c'est te montrer comment être une bonne personne. Si tu apprends à devenir un homme bon, tu seras aussi un bon injun ».