Tenir quelqu'un à l'écart de ce qu'il aime revient à le tenir à l'écart de lui-même.
La Ferme et Mamie la sauvaient, ainsi qu'elle en avait eu l'intuition. Mamie, qui ne se souciait pas de vos réussites, mais de la manière dont vous vous occupiez des gens qui vous étaient proches. Mamie, dont la joie de vivre ne dépendait pas de la perfection de ses actes, mais du plaisir qu'elle prenait à ce qui l'entourait et aux tâches simples que chaque nouvelle journée lui imposait. Le mode de vie de Mamie semblait mieux accordé au pouls de la terre que l'existence à laquelle Rachel s'était habituée. Elle sentait ce pouls battre ici même à la Ferme, elle désirait suivre son rythme vital, ne jamais le lâcher.
Finalement c’était une question idiote, ce pourquoi – pourquoi elle aimait la Ferme. Elle y tenait, un point c’est tout. Elle faisait partie d’elle. Elle ne pouvait y renoncer. Voilà au moins une chose qu’elle appréciait dans le fait de vieillir : elle savait qui elle était. Elle ne s’ inquiétait plus – comme autrefois dans sa jeunesse – de se comporter comme il fallait ni de devenir une personne comme il fallait. Elle en avait assez de devenir. Elle aimait parce qu’elle avait pris l’habitude, toute sa vie durant, d’aimer, et de se dévouer entièrement à ce qu’elle aimait.
Avant le barrage, les proportions fondamentales de l’univers étaient respectées ; son arrière-grand-mère Mary avait grandi parmi ses frères et sœurs, élevée par son père, sa mère, ses tantes et ses oncles, se déplaçant aussi aisément dans le village submergé qu’un aigle à travers les airs : aimée, partout chez elle, ne manquant de rien. Aujourd’hui, Joe passait ses journées à s’occuper de la chose même qui avait détruit le mode de vie de ses arrière-grands-parents. L’ironie de la situation ne lui échappait guère.
On ne cesse jamais d'aimer un endroit. Il fait partie de toi.
Avant la construction du barrage, les esturgeons d'eau douce abondaient dans la rivière Name (prononcer nahmay, le mot ojibwé pour esturgeon), des centaines d'arpents de la réserve indienne avaient ensuite été inondés, y compris les rizières traditionnelles de la tribu et des milliers de tombes anciennes. Les Ojibwés avaient fait front, partageant la même indignation face aux destructions que provoquaient les barrages : les canyons, prairies et terres inondables, à jamais submergées ; les rivières jadis sauvages, transformées en baignoires ou ruisselets ; les poissons mourant par milliers, incapable de remonter jusqu'à leurs frayères. Les modes de vie traditionnels entièrement détruits. Un barrage, n'importe quel barrage, était à leurs yeux une chose mauvaise. Et celui d'Old Bend semblait particulièrement néfaste à Rachel, car en un sens il appartenait à sa famille.
On dirait que nous passons le plus clair de notre existence à attendre le bon moment. Mais quand on a mon âge, il n'y a plus de bon moment qui vaille. Le bon moment est toujours le présent, car d'une minute à l'autre, on ignore s'il y aura un autre moment, si l'on aura une autre occasion.
On ne peut pas retourner en arrière, avait-il dit. C'était l'une de ces phrases que les gens prononcent sans réfléchir, un de ces truismes qui semblent tomber sous le sens quand il s'agit de la vie d'autrui, mais qui deviennent très douloureux dès qu'ils s'appliquent à la sienne.
Tenir quelqu'un à l'écart de ce qu'il aime revient à le tenir à l'écart de lui-même.