« L'aptitude des hommes à oublier ce qu'ils ne veulent pas savoir, à détourner le regard de ce qu'ils ont devant eux, a rarement été mis à l'épreuve comme dans l'Allemagne de 1943 » (p. 48).
Dans ce court ouvrage – 152 pages, notes comprises, à la typographie serrée et à la mise en page (presque) sans paragraphe –, Sebald s'appuie sur une série de conférences qu'il a données à Zurich en 1997, sous l'intitulé général Guerre aérienne et littérature. Ces conférences ont été profondément remaniées et enrichies d'un chapitre consacré à l'analyse des lettres qu'il a reçues après la publication de ces conférences, ainsi que d'un chapitre consacré à l'écrivain
Alfred Andersch (1914-1980).
Loin de n'écrire qu'un texte savant, une sorte d'exégèse érudite – ce que le livre est tout de même par moments –,
W. G. Sebald cherche à montrer que la plupart des écrivains allemands de l'immédiat après-seconde-guerre mondiale (1945-1965, en gros) sont avant tout préoccupés par leur stratégie de carrière littéraire et, pour une partie d'entre eux, ne sont pas au clair avec leur comportement pendant la période nazie. Il en veut pour preuve leur absence d'authenticité dans les différentes catégories de productions littéraires – romans, témoignages, autobiographies, émissions radiophoniques, etc. – qu'ils ont consacrées aux bombardements des villes allemandes par l'aviations alliée.
Alors que les ouvrages des auteurs en vue auraient dû rendre compte de la désolation caractérisant les villes détruites, alors qu'ils auraient dû insister sur les horreurs vécues par les victimes, ils n'en font que rarement mention et privilégient, au contraire, l'idée selon laquelle les capacités exceptionnelles du peuple allemand lui ont permis, dans un élan de solidarité, non seulement de surpasser ces épreuves en construisant un État tout neuf, mais également et sans le dire explicitement, d'effacer les traces laissées par la période nazie. C'est la figure du nouveau départ, du courage de reconstruire l'Allemagne, qui s'impose, au détriment de l'analyse des faits récents.
Tout semble se passer comme si l'intelligentsia littéraire, à l'image sans doute d'une majorité de la population, voulait à tout prix détourner son attention du sombre passé, pourtant si proche, plutôt que de s'interroger sur les causes qui lui avaient donné naissance :
« Dans les décennies qui ont suivi 1945 en Allemagne, il est une question qui, à ma connaissance, n'a jamais fait l'objet d'un débat public. C'est celle de savoir si – et le cas échéant dans quelle mesure – le projet de bombardements aériens illimités (…), était stratégiquement et moralement justifiable. La raison de cette absence de débat est sans doute qu'un peuple qui avait assassiné et exploité jusqu'à la mort des millions d'hommes était dans l'impossibilité d'exiger des puissances victorieuses qu'elles rendent des comptes sur la logique d'une politique militaire ayant dicté l'éradication des villes allemandes. de plus, il n'est pas à exclure que nombre de ceux qui avaient subi les attaques aériennes (…) aient vu dans les gigantesques brasiers, (…) une juste punition, si ce n'est même l'acte de représailles d'une instance supérieure contre laquelle il n'est point de recours » (p. 22-23).
Pourtant, nous dit aussitôt Sebald, les Britanniques eux-mêmes, les états-majors militaires, comme la classe politique et l'opinion publique, étaient loin d'approuver unanimement cette stratégie mortifère. Selon l'auteur,
Churchill s'y serait résolu, non pour mettre à genou l'Allemagne, mais pour montrer que le Royaume-Uni pouvait sortir de sa marginalité, au moment où le Reich triomphait sur tous les fronts. En effet, le gouvernement britannique prend la décision de bombarder les villes en 1942, officiellement pour saper le moral de la population et en particulier celui de la classe ouvrière (p. 26). Visiblement, cet objectif n'a jamais été atteint, les Allemands continuant à lutter jusqu'au dernier moment.
Si, donc, les alliés ont continué à massacrer d'en haut la population des villes allemandes, c'est sans doute pour d'autres raisons – soutenir le moral des Britanniques, par exemple –. Ce sont ces raisons non stratégiques, non militaires, que les écrivains allemands auraient pu précisément chercher à analyser, à dénoncer, à en montrer le caractère abject, cynique. Or, si les Britanniques eux-mêmes se sont livrés à ce genre de recherches, les auteurs allemands s'en sont bien gardé.
C'est d'ailleurs dans les rapports rédigés par les Britanniques que puise Sebald pour donner un aperçu quantitatif de ces bombardements :
« la Royal Air Force, à elle seule, a largué, au cours de quatre cent mille vols, un million de tonnes de bombes sur le territoire ennemi ; (…) les bombardements ont fait en Allemagne, près de six cent mille victimes civiles ; trois millions et demi de logement ont été détruits ; à la fin de la guerre, sept millions et demi de personnes étaient sans abri (…). Mais nous ignorons ce que cela a signifié en réalité » (p. 14).
La dernière phrase est la plus importante pour comprendre la quête de l'auteur. Il aurait voulu que la littérature allemande soit plus diserte pour donner la parole aux victimes, aux survivants, pour donner à voir ce qu'a subi la population urbaine des cent trente villes en toute ou partie détruite. Non pas pour montrer que les Allemands aussi ont souffert – ce qui atténuerait leur responsabilité –, mais pour souligner la folie autodestructrice du peuple allemand dans son entêtement à soutenir inconditionnellement et irrationnellement le régime hitlérien.
Alternant critiques de la littérature allemande et évocation de témoignages dispersés, Sebald cite, par petite touches, en les extrayant de divers textes (romans, témoignages, articles de journaux, écrits par des Allemands, mais aussi des reporters ou des militaires étrangers), des flashs de réalité vécue par des citadins allemands. Les pages 35 à 37 sont particulièrement saisissantes, l'auteur y condensant, en une glaçante précision, l'inhumanité des sévices infligés aux populations sans défense.
Pour montrer à quel point les textes des écrivains allemands de l'immédiat après-guerre sont convenus, qu'ils manquent de profondeur, de spontanéité, Sebald leur oppose des fragments de témoignages non littéraires sur les mêmes bombardements. Il évoque, tout particulièrement, les recherches conduites par des historiens comme
Jörg Friedrich, né en 1944, et des descriptions faites par des médecins légistes ayant recueilli les restes de victimes à Hambourg.
« sur le thème des bombardements, produit, jusqu'ici aucune étude globale ni même fondamentale. Seul l'historien militaire
Jörg Friedrich, au chapitre VIII de son ouvrage La loi de la guerre, s'est penché de plus près sur l'évolution et les conséquences de la stratégie de la destruction des Alliés » (Sebald, 2001, p.76).
Même si ce n'est pas toujours facile de comprendre ce que W. G. Bald veut dire, je crois qu'il défend le point de vue suivant. L'absence d'authenticité, voire le silence de la littérature allemande d'après-guerre sur les bombardements, sur la destruction des villes, ainsi que sur les souffrances et traumatismes de la population, s'explique par la volonté des écrivains de masquer leur propre compromission avec le régime nazi et/ou leur propre ambivalence vis-à-vis de cette période. Leur silence, de toute façon, pose question : ils ont pourtant été les témoins, directs ou indirects, de ces terribles destructions de masse, de leurs effets sur l'urbanisme des villes, sur les survivants.
Faisant croire qu'il n'y a plus rien de commun avec cette époque, soutenant que leurs oeuvres sont totalement indemnes de la dégradation qu'avait apporté le nazisme, ils font croire qu'ils n'ont rien à voir avec ces brutes sanguinaires, et que l'Allemagne, dans son ensemble, n'est plus la même. Or, soutient Sebald, il faut au contraire insister sur la continuité : l'Allemagne de l'après-guerre s'inscrit dans le prolongement de celle de l'avant-guerre, bien sûr, mais aussi celle de la période de guerre. Toutes ont contribué à façonner le peuple allemand. Il y a certes des différences entre ces périodes, mais pas de rupture. Les traumatismes causés, d'une part, par le nazisme et, d'autre part, par les bombardements alliés, si difficiles, voire impossibles à exprimer par la plupart des survivants, marquent à jamais la nation allemande. Elle en est habitée. Ne pas en parler, c'est refuser d'assumer le passé, c'est renoncer à affronter la réalité des atrocités commises et vécues par les des précédentes générations, c'est s'empêcher de juger leurs agissements. Alors qu'il est si important, voire impératif de comprendre les effets laissés par cette époque sur les générations présentes.
Le dernier chapitre (il y en quatre au total) concerne l'analyse de la vie et de l'oeuvre d'
Alfred Andersch (1914-1980), un écrivain allemand célèbre qui, précisément, a été l'un des représentants les plus emblématiques de la littérature allemande d'après-guerre, puisqu'il a fait partie du Groupe 47, prétendant régénérer la langue, la laver des impuretés laissées par le nazisme. Sebald est très critique, non seulement vis-à-vis de l'oeuvre d'Andersch, mais surtout vis-à-vis de son comportement, avant, pendant et après l'époque nazie. Il lui reproche d'avoir en permanence cherché à maquiller ses véritables agissements en publiant des témoignages de circonstance, en tirant toujours la couverture à lui.
Ajoutons que, comme il le précise dans une note au bas de la page 39, l'auteur a emprunté le titre de son essai –
de la destruction comme élément de l'histoire naturelle – à Solly Zuckerman, scientifique et fonctionnaire britannique, expert en stratégie aérienne, qui a conseillé les gouvernements alliés sur la pertinence de bombarder les territoires ennemis. Ce choix reflète sa volonté de comprendre, scientifiquement, rigoureusement, froidement, le vécu des populations bombardées et, simultanément, la nécessité d'analyse les raisons du silence sur des survivants.
Ce texte inclassable est d'une brûlante actualité. Tant par ses analyses que par les interrogations qu'il inspire. L'Histoire peut-elle se répéter ? Les mêmes causes peuvent-elles engendrer les mêmes effets ? La destruction des villes allemandes, comme d'ailleurs celle des villes japonaises, pourrait-elle préfigurer celle des pays aujourd'hui agresseurs ? En nous alertant sur la situation qu'ont vécu les Allemands sous les déluges de bombes, Sebald nous permet d'imaginer ce que vivent, en ce vingt-et-unième siècle, les peuples martyrisés par des puissances colonisatrices. Il nous rappelle également que ce type de barbarie peut se retourner contre ses auteurs. Une telle mise en garde peut-elle mettre un terme aux processus de destruction en cours ?
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