Troie a eu son
Homère, Pattaya a son
Jean-Noël Orengo.
Il parle de ce patelin thaïlandais, ce bled plouc mondialisé, dès les premières pages, comme d'« Un Versailles de sexe et d'intrigues au ras des trottoirs donnant l'impression d'une initiation. » et la passe comme « porte privilégiée pour comprendre le vrai sens de l'existence. » Les épigraphes sont très classe :
Ezra Pound, Ponge, Lowry…, dont des Cubains, d'excellentes recommandations – qu'il faut mériter bien sûr :
Lezama Lima, Pedro J. Gutiérrez,
Reinaldo Arenas… Ses parrains parlent pour lui.
Le repoussoir : « En Europe, c'est cuistrerie et tartufferie avant, les restaurants dégueulasses très chers, les minauderies, une sacralité déplacée, faute de Dieu encore debout, on sanctifie l'amour, à l'intérieur tout est permis, dans le « consentement réciproque ». Ici pas besoin ». On sent monter le vertige… Il entend « en finir avec la raréfaction du vécu français », résumé (p.473) : « Tout ferme avant vingt-deux heures dans leur vie et c'est pas près de changer. »
Premier élément, le sexe. Deuxième : $. du personnage appelé « le Scribe », il écrit : « Seul, masculin, sous les tropiques, il fréquenta les putains. Il était stupéfait. Il découvrait une discipline, un art martial, un sens donné au fric gagné. le filer à ces putes justifiait qu'on travaille. » Il insiste : « j'indique que tout mon argent est rigoureusement dépensé dans la fréquentation des lieux de prostitution et des prostituées, que jamais je ne donnerai le moindre de ces centimes à aucune association caritative ». S'il fait entendre sa petite ritournelle politiquement incorrecte contre la « Survoix », il ne hait pas le monde, il vit en dehors de lui ; en revanche, sûr qu'il emmerde son produit dérivé, sa version la plus détestable, confortable et sournoise de la pleutrerie et de l'arnaque ambiantes : l'humanitaire.
Pattaya c'est le royaume, amazing bien sûr, des punters (« parieurs », littéralement, et ici : clients, michetons, « chasseurs de putes ». le héros (?), « Marly », parle de sa trouvaille, une perle, un transsexuel intégral (espèce rare), garçon opéré avec un vagin reconstruit – il en parle comme du « gibier suprême » : « j'ai su que ce serait du très grand jeu avec elle, que se mesurer à elle, ce serait renforcer non seulement mes galons de mâle, mais surtout mes armoiries d'être vivant, mon blason, ma race. Manipuler et être manipulé. » ; il répétera : « J'attends de cette fille mon blason de vivant. »
La Fleur du capital est un roman tout en sous-couches de littérature – intertextualité, comme on dit. J'y voyais un alibi (les mythes romantiques au sujet de la prostitution, de la nuit,
Nerval, Breton, etc.), mais non, la mémoire écrite est incorporée à cette méditation comme son fond sédimentaire, ou ses fondations, ou le trou du souffleur ; et le pastiche généralisé, viral, est à l'image de ce qui se vit et se rêve là-bas : après une imitation du début de Lolita, par exemple : « je nage, je nage dans le ? Dans le, comment dire… Le… L'éternité. Quoi ? – le Bonheur. / C'est la piscine allée. / Avec le soleil. » ; suit un petit essai de réécriture d'Une saison en enfer.
L'auteur n'est pas dupe, il connaît l'usage du contrepoint lorsqu'il évoque le dégrisement, l'écoeurement, de cette foire aux illusions (mais pas trop aux vanités) : c'est tel sponso (nom donné à celui qui envoie de l'argent à sa putain entre deux voyages), parmi des centaines de milliers, qui a succombé, « rongeant cet os que constitue ici la fille « différente ». » Ou cette implacable sentence : « Si coq tu joues, protéger la fille tu dois. Finir pigeon. » C'est ce qui fait la force et l'honnêteté de ce livre, ce mélange indécidable de paradis et d'enfer (« Il vivait décidément au bon endroit, c'était définitif, comme une condamnation à mort. »), bled post-moderne, oasis polluée, sordide, bâtarde, de très mauvais goût, au sein du Kali Yuga ; boule à facettes où se réfléchissent, se fragmentent et s'éparpillent tous les reflets du monde, où leurs couleurs virent au premier essorage comme ceux des tissus trio bon marché. du waï, par exemple, ce geste mains jointes, tête inclinée, qui a tant de grâce : « j'aime ce geste beau comme la signature d'un trait sûr en bas d'un chèque en bois ».
Mais peut-être te demandes-tu, potentiel lecteur, potentiel acheteur : mais qu'en est-il alors au juste de la teneur sexuelle de ces exploits ? Pas les chiens de faïence de l'homosexualité et de l'hétérosexualité, évidemment, passés de mode, provocation en peau de lapin ! Trop vectorisé. Mais plutôt un « tableau de Mendeleïev » de toutes les combinaisons sexuelles possibles, autrement appelé « Tableau périodique des genres joyeux » – Orengo, lui aussi, a droit à son granum salis, et il en assaisonne son récit notamment en reprenant à son compte le SSC, « Service sexuel et civique », d'inspiration fouriériste. Hétéro, certes, si l'on veut, mais comme point de départ, comme destin, à rouvrir, à mettre en variation, à opérer ; la véritable héroïne, le foyer, la plaque tournante, c'est l'ambigu sexuel ; hétéros, comme ils disent, qui deviennent fous, « trouvant leur femme idéale entre les cuisses d'un jeune garçon splendide », quidams « se sentant des privilégiés, avec l'impression d'entrer dans un autre plan de l'existence », etc.
Ce melting pot des sexualités, leur détraquement surtout, leur passage à la limite, ne sont pas pour vanter l'extraordinaire, le marginal, etc. ; c'est bien le tour de force, qui fait que ce qui est raconté là n'est pas anecdotique, pas plus que la pathologie des Frères Karamazov du moins. Juste l'avenir entropique. « Il fallait prendre sa loge à l'année avant que cela ne finisse. Quelque chose d'essentiel se déroulait là, d'inédit, jamais vu avant, un aboutissement de la condition humaine animale et spirituelle. Ni carrière, ni famille n'avaient d'importance face à l'urgence de vivre et d'assister à Pattaya tous les jours. »
Le problème d'Orengo, son ambition, serait de « copier toute la surface de Pattaya, et la traduire, en caractères, dans des pages ». Il lui faudrait un suaire ! ce que
Didi-Huberman appelle la ressemblance par contact, comme idéal littéraire. Orengo compte une superficie de 22,2 km², soit 777 millions de pages (ce qui représente un ouvrage occupant plus de 31 kilomètres de rayonnages). Nous n'avons donc qu'un résumé, ou plutôt une tranche, sans commencement ni fin, une « préparation » en laboratoire. le narrateur s'avise un peu plus loin qu'il faut tailler le suaire plus large encore – qu'il a oublié de tenir compte du volume !
Pattaya est le tonneau des Danaïdes ou le vase de Pandore ; Orengo parle beaucoup de lui (en quatre ou cinq personnages, ses hypostases, ses métastases), mais pour se méconnaître, se dérégler, s'anamorphoser, se pulvériser en une myriade d'expérimentations, par variations continuées ; c'est ce sentiment de Même toujours différent ; il multiplie les éclats (c'est pacotille, et alors ?) ; il ne cherche pas à contrôler son argument, il le fait miroiter ; il se laisse porter par les dérives de la réalité-imaginaire, file le long des lignes brouilleuses, des courants divagants, accentue le papillotement. Orengo parle du monde, et y jette l'ego, bouchon de liège parmi le flot ; pas de grands sentiments, ni de petits d'ailleurs. Nous sommes bien loin de la NRF ; trois lignes suffiraient à en attester, comme : « l'affirmation du « fuck and forget », l'injonction de baiser et d'oublier, non pas seulement de ne pas s'attacher, c'est l'évidence niveau 1 du punter apprenti, mais de ne rien penser de ces choses, de ne pas tirer de leçons, de conclusions sur l'existence, suspendre le jugement, se concentrer, se retirer en soi, aucun savoir, aucun secret, aucune meilleure connaissance de l'humain. « Suis-je l'auteur de ce texte ou ce texte est-il l'auteur de moi-même en son sein ? », se demande le narrateur. Pourquoi ces historiettes, pulvérisées en confetti de sensations réfléchies, surplombées par une métaphysique comme par un néon géant, seraient-elles plus ridicules que « celle d'une princesse française fourvoyée dans la psychologie des passions à la cour du roi Henri II de Valois ? » La question reste posée, mais la description d'un fist dans un con femelle sacre le véritable écrivain : Orengo a passé l'examen. Voilà de la littérature vraiment contemporaine, dont la peinture ne séchera pas.