Ultramarins –
Mariette Navarro****
Ça commence par un plongeon rapide comme une envie soudaine, dans le ventre de la mer dans les profondeurs de la tête où des pensées s'approchent, se croisent et s'interrogent sur le chemin-puzzle d'une vie, sur les « pourquoi » et les « parce que » qui ne sont pas de réponses franches, mais c'est comme ça. L'océan peut être la réponse, pas très claire peut être, pas définitive non plus.
Des refrains reviennent sans cesse, des répétitions en flux continu, un film muet se déroule lentement avec des images tissées pour expliquer et faire comprendre l'inexplicable.
Le commandant du cargo est une commandante et son équipage d'hommes lui demande l'autorisation pour se jeter à l'eau, un appel de l'eau, une récréation. Elle dit « D'accord .» « Elle ne sait pas si c'est à l'intérieur d'elle que se logeait le désir de céder ou si quelqu'un dans l'équipage, d'un mot ou d'un regard, a pénétré sa froideur nécessaire. »
Prendre l'eau comme compagnon de vie, accepter son exigence d'exclusivité et cette solitude à deux, apprendre à construire un certain vivre ensemble coriace mais furieusement honnête. Règles strictes qui demandent respect, répétition des rituels, des geste précis et rapides pour agir et maîtriser l'eau, le bateau et soi-même. Tout est parfaite cohérence. Jusqu'au moment où cette cohérence se fait expulser par une envie forte, terrible et soudaine de se jeter à l'eau.
« Ils commencent donc par là. Par la suspension. Ils mettent pour la toute première fois, les deux pieds dans l'océan. Ils s'y glissent. A des milliers de kilomètres de toute plage. Personne ne le saura jamais, mais c'est maintenant qu'ils naissent, de l'air vers l'eau, expulsés volontaires de leur condition verticale et de leur âge. L'espace d'une seconde ils renversent l'ordre des choses... »
Ça arrive comme une libération, les corps se débrident, demandent une nouvelle sensation, s'en réjouissent, s'ouvrent, respirent à fond « Ils naissent adultes et de leur plein gré… et dans la gorge un chant retenu, un cri débutant. »
Rien ne se passe, plein de choses se passent, l'eau demande le refus des règles à bord, pour un moment de respiration nouvelle, d'écoute de son corps, « une envie de nudité dans l'eau, une envie bête et précise, assez pour devenir leur obsession… la peau poussant à la folie, la peau cherchant la légèreté et la fraîcheur salutaire. » Et brusquement le trouble devant cette absence de logique, devant cette dérive, ce pas de côté « Mais ils ont beau ficeler la logique, observer autour d'eux, ils savent qu'ils se mentent. Ils ne s'attendaient pas à cet étourdissement, ce trouble si soudain de toutes leurs facultés. Ils ne pensaient qu'à la merveille. »
A l'écart du chemin connu des sentiers battus, et une entrée en apnée dans les « petites choses » de la vie, qui demandent attention. Des moments de solitude avec soi-même durent indéfiniment, des fenêtres inconnues s'ouvrent vers un instant magique, unique, pour frôler les abysses et caresser le vertige.
Le temps est au ralenti, se dilate et découvre un abysse marin, des profondeurs intimes de ce qui ne s'avouera peut être jamais, en fait une radiographie, un agrandissement au microscope, comment le dire par des mots, comment se faire comprendre comment partager certains bonheurs uniques qui vivent l'espace d'un instant ?
La commandante a dit « d'accord », les corps se sont libérés et ont répondu à l'appel, le non était interdit.
Le pas de côté nous inquiète dans l'habitude, la routine et les règles, nous en libère, nous angoisse devant l'incontrôlable.
Dans la dérive il n'y a pas d'habitude, c'est la surprise, l'accident, la découverte, une ouverture insoupçonnée, pleine de promesse et d'espoir ou lourde de déception, c'est un moment unique qui arrive dans la répétition, dans le rituel des gestes et des choses « la répétition est d'avance un changement » dit
Yannis Ritsos (merci The_Noir pour la découverte de ce poète).
« ...son exaltation, sa passion soudaine, naissante et immédiate… pour tout ce qui réussit d'un coup à prendre son indépendance, et à n'expliquer rien. Elle [la commandante] éclate de rire, et c'est sa façon de crier son amour pour tout ce qui ne se donne pas à décoder, tout ce qui décide de faire sa propre poésie sans surveillance, et peu importe si c'est la mort au bout. »
Dans la répétition du quotidien, un pas de côté déplacé et incongru peut faire peur « peur de quoi ? D'une porte que cela ouvrirait, l'étrangeté un terrain glissant, un univers tellement grand qu'il l'engloutirait aussitôt, oui, c'est ça, une aspiration dans l'espace et ses infinités. », et le doute se révèle à chaque fois vivifiant.
Le roman est envoûtant, happée dès la première page, je suis restée en apnée jusqu'à la dernière, j'aurais pu tenir encore, fascinée par le style et sa légèreté, emportée par des réflexions riches et multiples dans des bulles de savon. Émotion bienfaisante.
Ultramarins, roman maritime ? Je ne crois pas, l'eau peut être un prétexte, un symbole de cet appel irrésistible auquel répondent le corps et l'esprit, un miracle, une inexplicable animation d'un être, quand il s'ouvre dans un dialogue fort et muet avec le monde et lui-même, miracle fragile et enviable.
Merci beaucoup Chrystelle/HordeduContrevent pour le hublot magique que tu m'as ouvert vers cet océan qui fait chanceler nos certitudes, nous effraie, nous libère et nous rassure à la fois.