Citations sur Ultramarins (139)
À chacun son image secrète de liberté, à chacun son choc en changeant d’élément. On voit sous leurs paupières passer des paysages, des vacances d’enfance, des plaines si vastes qu’on les croit préhistoriques, des pluies de déluge, des vélos lancés sous des soleils de plomb, des maisons minuscules cachées dans les rochers, des champs de tournesols et des champs de colza, des plages, des épices, des cabanes.
Voilà les visages extatiques, abandonnés, les corps arqués par le plaisir. Et chacun sait que c’est dans sa langue que la mer est la mer et l’océan, puissant.
Derrière son hublot, elle regarde le soleil percer la brume pour mieux plonger dans l’eau, dans une belle verticale orange, qu’un dernier brouillard étale à gros traits. Saignée ocre, de nouveau, mais elle aimerait que ce soit la cicatrice plutôt que la blessure, et que dès demain on retrouve la santé bleue du voyage.
Il y a les vivants, les morts, et les marins.
Ils savent déjà, intimement, à quelle catégorie ils appartiennent, ils n’ont pas vraiment de surprise, pas vraiment de révélation. Ils savent, à chaque endroit où ils se trouvent, s’ils sont à leur place ou s’ils n’y sont pas.
Il y a les vivants occupés à construire et les morts calmes au creux des tombes.
Et il y a les marins.
Elle éclate de rire, et c'est sa façon de crier son amour pour tout ce qui ne se donne pas à décoder, tout ce qui décide de faire sa propre poésie sans surveillance, et peu importe si c'est un chemin plein d'angoisse, et peu importe si c'est la mort au bout. (P.125)
Ils s’observent. Quand ils se tassent dans le bateau de sauvetage, gelés, pas un qui paraisse plus habile de ses gestes, plus libre dans son corps une fois sorti de l’eau. Même celui-là, supérieur dans la hiérarchie du bateau et du travail : il a le torse un peu creusé d’un enfant maigre, le trou au niveau de son thorax semble accuser une défaite.
Ils sont nus et harassés dans une égalité parfaite.
Elle pourrait dire de chaque personne croisée dans sa vie ce qu'il est et ce qui l'attend, l'errance ou l'ancrage, la maison ou le départ permanent, la verticalité ou l'horizon infini.
Elle est fille de commandant, et jamais il n’a été question d’une vie terrestre, dès le départ elle en a trop appris sur les bateaux pour se détourner de la mer. Elle appartient à l’eau comme d’autres ont la fierté d’origines lointaines.
C’est là qu’elle se réfugiait elle aussi les premiers temps, quand elle n’avait pas envie qu’on la trouve. Maintenant, quand elle en a besoin, elle arrive à se cacher à l’intérieur d’elle-même sans que rien n’y paraisse. (p.129)
Elle aime regarder les cartes, les connaît par cœur, les annote, les range. Elle les connaissait toutes avant de voyager. La beauté de leurs couleurs. Parfois elle se lasse de la route prise, trop rationnelle entre deux points, elle a des envies de lenteur. Alors elle donne un ordre à la machine, perd sciemment une heure ou deux sur l'approche de la prochaine terre.
Quand il a achevé son dessin, appliqué, précis, il prend la gomme et veut rendre à la feuille son allure de travail, un outil de mesure aux repères immuables. Puis se ravise. Laisse la trace de son passage, son petit enfantillage, sa minuscule dissidence.