De retour chez
Ionesco, auteur que j'aime toujours plus à chaque pièce que je lis de lui... Cette pièce-ci m'attirait, dans sa renommée quelque peu éclipsée par
La Cantatrice chauve et
Rhinocéros et je dois dire avoir été assez surpris : J'ai toujours trouvé
Ionesco plus drôle, plus fou, plus coloré, moins austère et terriblement tragique que
Beckett, et j'ai toujours
Beckett pour point de référence, de par ma découverte du théâtre de l'absurde grâce à lui. Et bien je dois dire que j'ai d'entrée de jeu trouvé
Les Chaises de
Ionesco comme la plus beckettienne de ses pièces, du moins parmi celles que je connais.
Sa présentation comme "farce tragique" annonçait la couleur : Seuls deux personnages principaux sont présents quasiment tout du long, le Vieux et La Vieille, et semblent placés sur une trajectoire proche de celle de Vladimir et Estragon d'
En Attendant Godot ou d'Hamm et Clov de
Fin de partie : le Vieux et La Vieille paraissent se donner la réplique pour combler le silence et passer le temps, avec des répliques récurrentes et leitmotifs entraînant à la fois le comique de répétition et l'illustration de cet ameublement verbal du silence. La Vieille semble toujours reprocher au Vieux ce qu'il aurait pu être mais ne sera pas, le Vieux attend un certain Orateur qui doit leur rendre visite afin de l'aider à délivrer son message au monde, message que le Vieux ne parviendra jamais à formuler, mais que l'on perçoit tout du long comme la finalité, le seul point d'arrivée de son existence. Comme chez
Beckett, il leur faut à tout prix donner un horizon au néant. On retrouve tout de même le mélange d'humour (notamment le gag récurrent sur le statut du Vieux maréchal des logis-chef/concierge, les professions imaginaires énumérées par la Vieille en homéotéleutes, et l'absence totale de limites dans l'inattendu et l'absurde propres à
Ionesco) mais la pièce n'a cessé de me replonger dans mes lectures et études adolescentes de
Fin de partie ! le dehors, seulement décrit comme entouré d'eau, participe de l'écho à
Fin de partie sur le plan de la représentation apocalyptique d'un monde où il ne semble y avoir plus rien que ces deux malheureux personnages.
Le Vieux et La Vieille ne s'arrêtent pas là dans leur mécanisme, on connaît
Ionesco et son théâtre fou : Ils attendent des invités, représentés par les fameuses chaises du titre, présentes sur scène. Viendront alors une succession de personnages imaginaires (ou pas ? L'ambiguïté est maintenue) qu'ils n'auront de cesse d'accueillir, dans un jeu à deux où ils auront l'air d'inventer leurs amis imaginaires en direct ensemble, leurs conversations... Tous ces invités que nous ne voyons jamais viennent assister au fameux discours du Vieux aidé par l'Orateur dans lequel il doit délivrer son fameux message ! le comique visuel et scénique est présent, avec les Vieux parlant sans cesse à ces chaises vides, et surtout, la Vieille allant sans cesse chercher des chaises supplémentaires pour rien, traversant les multiples portes de la scène avec la cohérence spatiale d'un personnage de cartoon ! Ce public et ces chaises sont évidemment un miroir scénique troublant avec la salle de théâtre... On retrouve les didascalies très détaillées et élaborées chères à l'auteur, qui seront même parfois contradictoires et désamorcées par une note de bas de page ! J'avais l'impression d'être à la fois dans
Fin de partie et dans The Father avec Anthony Hopkins (et donc, dans
le Père de
Florian Zeller). La tension entre le comique absurde et le tragique est perpétuellement là, mais c'est sans doute une des pièces de
Ionesco les plus sombres avec
le roi se meurt. Je dois dire m'être particulièrement attaché au Vieux, sans cesse dans le regret de ce qu'il aurait pu être, s'égarant sempiternellement dans le verbiage de l'annonce à venir de son fameux message qu'il n'explicitera jamais, cherchant désespérément sa place dans l'humanité, croyant qu'il doit à tout prix éructer cette parole performative pour ainsi avoir été quelqu'un.
Ionesco, comme d'habitude, pousse son système jusqu'à ses limites : Les Vieux se retrouvent évidemment submergés par l'accumulation de leurs invités/spectateurs imaginaires ou pas, perdant le fil de qui est là, avec le background qu'ils se sont imposés... Ou se retrouvant bel et bien inondés par l'humanité venue assister au fameux discours capital du Vieux et de l'Orateur, c'est laissé à notre interprétation !
Ionesco pousse le curseur jusqu'au bout dans une fin qui est une sorte d'anti-
En attendant Godot, mais en conservant toujours l'équilibre tragique et comique avec le loufoque des derniers arrivants. Je me rends compte en écrivant tout ceci que
Les Chaises précède les pièces les plus connues de
Beckett, et pourtant, les similitudes sont bel et bien là, avec évidemment les caractéristiques propres à la fantaisie verbale et scénique débridée de
Ionesco.
J'ai vraiment adoré, même si
Rhinocéros reste ma pièce préférée de cet auteur complètement déjanté mais si pertinent, on peut difficilement faire plus dingue que
Rhinocéros. Comme d'habitude, j'ai encore du mal à quitter la pièce, ses vieux et ses chaises, et je ne sais pas du tout ce que je vais lire ensuite...