C'est un livre témoignage que signe ici Pınar Selek, un livre où elle écrit la disparition et l'invisibilité arménienne en Turquie. Où sont les Arméniens? Ils ont été largement supprimés lors d'un génocide, ils ont été poussé à l'exil et ceux qui restent où sont-ils? Eh bien, on ne les voit pas, on ne les entend pas. Ils sont invisibles, sous silence. Dans un pays où il ne fait pas bon d'être arménien, ils s'enterrent, tout seul comme des grands. C'est ce qu'on leur demande: l'effacement, une autre façon de les supprimer.
En lisant ce livre, j'ai interrogé moi aussi. C'est vrai, où sont les arméniens? Dans mon entourage, il y en a, je l'ai appris il y a quelques années. le kirve (parrain chez les alévis) de mon frère que je pensais kurde comme nous est, en fait, un arménien. Sa femme, venue de Turquie, est elle aussi arménienne. Sa mère, que j'ai pu rencontrée, aujourd'hui décédée, était une rescapée du génocide qui portait, sur son corps, les marques de l'horreur. Je l'ai appris tardivement. Pourquoi? Pourquoi ce silence? Pourquoi, quand nous affirmions, nous, avec force, notre identité kurde, notre parrain et sa compagne, amis de la famille, ne disaient rien de la leur? Pourquoi je les prenais pour un kurde et une turque? Pourquoi est-ce au hasard d'une question posée à ma mère (au fait, maman, kirve O... est un kurde nan?) que j'ai découvert la vérité? Ils ne sont pas obligés d'affirmer à tout bout de champs leur identité me diriez-vous, oui bien sûre, mais ce silence pose forcément question quand on sait que chez nous - les gens qui viennent de l'officielle Turquie - on aime porter le drapeau du pays, de la ville, du village, du quartier. C'est ainsi, on crie haut et fort les lieux d'origines. Je savais ainsi les origines géographiques, territoriales de nos deux autres kirve qui sont turcs, alévis, de Yozgat pour l'un, d'Amasya pour l'autre. Ils étaient fiers de préciser. Et notre parrain arménien? le silence. Tout comme le silence se porte sur une "rumeur" qui circule au sein de ma famille. Ma grand-mère maternelle aurait des origines arméniennes. Info ou intox? Je dirais intox mais si c'était info? Je pense alors à ce que m'a dit un jour mon cousin qui vit toujours au Kurdistan quand je discutais avec lui de son rapport à l'identité kurde. "Que sait-on de notre identité dans ce pays? Est-on sûre d'être kurde? On peut être descendant d'arméniens." Que lui répondre?
Ce livre témoignage doit donc être lu pour la question qu'il pose. Pınar Selek a raison de rappeler. Où sont donc les arméniens s'il n'y avait pas eu génocide? Pourquoi se rendent-ils tous aussi invisibles si ce n'est pour cacher une identité qui leur a valu une mort assurée? Il faut interroger pour que la Turquie sorte de ses mensonges répétées, de ses négations éhontées. Seulement, j'aurais aimé que la question se pose avec plus de profondeurs. J'aurais aimé, en effet, que Pınar Selek aille au bout de son écriture, qu'elle aille fouiller davantage le sujet, qu'elle ne se contente pas d'un texte court, simple qui frise, parfois, le raccourci. Ainsi, lorsqu'elle critique à très forte raison la gauche révolutionnaire turque longtemps restée aveugle au sort des Kurdes et des Arméniens, est-il intellectuellement juste de crier au "déni de génocide" à quelques "élucubrations" (c'est son mot) qu'elle entend: "Ce sont des gens méfiants, ils ne se mêlent pas trop aux autres. Ils ne parlent même pas leur propre langue. le nationalisme est le plus grand obstacle à la science!" (p.55). Pourtant, c'est un constat, celui qu'elle fait en partie; un constat bien triste qui est la conséquence même du processus génocidaire et qui n'exprime pas, à mon sens en tout cas, un "déni de génocide". Ou alors, faut-il qu'elle nous l'explique. Plutôt qu'un déni de génocide, j'y vois moi, sur la fin de la phrase, une pure connerie; la connerie de toutes celles et ceux qui, dit de gauche, crient au nationalisme ou l'ultranationalisme quand ils entendent un kurde se dire "kurde" et un arménien se dire "arménien". On a envie de leur dire à ces génies qu'au nom de leur internationalisme mal gobé ils devaient, eux non plus, ne plus se présenter comme "turcs" au risque d'être présenté(e)s comme des nationalistes. Mais leur cul posé sur un siège dominant - en tant que Turc, ils n'ont pas le souci de la souffrance endurée en raison de l'identité - ils n'ont pas vu, ces gens de l'extrême gauche, qu'ils étaient eux-aussi atteint du nationalisme qu'ils dénonçaient tant. Ils n'ont pas vu qu'en criant au nationalisme kurde ou arménien lorsqu'il s'agissait simplement, pour eux, d'énoncer un droit à l'existence et la fin des injustes souffrances ils ont perdu un peu beaucoup, à nos yeux, de leur fameuse crédibilité. Voilà ce qu'aurait dû expliquer Pınar Selek. Voilà ce qu'elle aurait dû davantage explorer. J'aurais préféré, quitte à ne pas être d'accord, une analyse détaillée à un versement de bons sentiments même si, je le conçois, ils sont nécessaires pour le bien qu'ils nous font. J'aurai aimé que Pınar Selek aborde parfaitement son propos sans se perdre dans le malheur de sa vie qui est un tout autre sujet et qui mérite, à lui seul, un autre essai. J'aurais aimé ... mais j'ai aimé quand même pour le regard et la tendresse qu'elle porte à toutes les identités opprimées. Merci Pınar Selek.
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Conjurant l’irréparable, menaçant quand « l’horreur peut rendre la poésie impossible », elle témoigne de façon crue, nue, sans pathos, ni grandiloquence, de sa prise de conscience d’un drame qu’elle a appris à faire sien. Avec sensibilité et sans esquiver l’autocritique sur sa longue cécité.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Dans ce récit très personnel, ponctué de souvenirs d'enfance, [Pinar Selek] se remémore les livres d'histoire mensongers, les enseignants qui prônent la supériorité nationale, et l'"invisibilité" des Arméniens dans la société stambouliote. Elle raconte leur constante discrétion, leur façon de faire la sourde oreille aux insultes. Mais aussi ce qui se dit à huis clos, quand les langues se délient.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Les Turcs avaient beaucoup d'ennemis ! Les terroristes, les communistes, les Arméniens... Les mots étaient interchangeables. Depuis le coup d'Etat, tous les démocrates avaient été déclarés communistes, tous les communistes, arméniens, tous les Arméniens, terroristes. D'après les livres que nous devions apprendre par cœur, ligne après ligne, le diable nommé "Arménien" était l'éternel ennemi du Turc. Arménien signifiait comploteur, collaborateur, traître, ennemi de l'intérieur, assassin. C'étaient eux la force occulte dissimulée derrière les communistes. L'injure "bâtard d'Arménien!" tenait le haut du pavé parmi les insultes les plus populaires.
Etre arménien en Turquie, c'était déambuler sans révolte sur des avenues baptisées des noms des gouvernants responsables du génocide. C'était prononcer le nom de l'assassin de son grand-père ou de sa grand-mère en échangeant une adresse. C'était hésiter à parler à haute vois dans les rues. Faire la sourde oreille aux insultes. Se dissimuler pour exister.
Dans ma famille, l’allégeance à la gauche interdisait la moindre allusion aux appartenances ethniques. Le refus de la stigmatisation raciale et l’internationalisation peuvent rendre insensible à la hiérarchisation ethnique dans le pays où l’on vit. On ne parlait jamais des contrées d’où nos grands-parents étaient venus, ni des mélanges opérés. Être stambouliote, c’était de toute façon porter en soi un peu des Balkans, un peu de Caucase et un peu d’Anatolie. Aussi, en tant que famille stambouliote de gauche, nous avions adopté l’identité turque dominante.
Et si, à travers les mille variantes des slogans, on te rappelle chaque jour que tu es le maître des lieux, une cuirasse d’assurance enveloppe ton âme. L’armure du maître de maison. Je ne peux mentir, j’ai porté cette armure.
Ignorer l'histoire dans laquelle on vit, la lutte désespérée de ses voisins, vous rend superficiel. Et cette indifférence laisse la porte grande ouverte à la brutalité. Pire encore, elle devient brutalité.
Comment peut-on raconter que l'on est seul au monde ? Parfois en partageant le silence. Parfois en plongeant ensemble dans le passé, les récits de mort, étouffés par quelques minutes de tristesse.
Pinar Selek menacée d'une condamnation à perpétuité en Turquie