"Les légendes ne subsistent que vues de loin" (p 38)....
Arturo Perez Reverte nous démontre le contraire, tant il nous plonge dans la légende
On a tous en souvenir cette tirade, tirée du Cid de
Corneille, que certains ont dû à une époque apprendre par coeur :
"ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne
Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
Fer jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M'as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger en de meilleures mains."
Et bien vous pouvez oubliez ce que d'aucuns considèrent comme un mauvais souvenir, et plongez vous dans ce roman historique de très bonne facture.
J'avais quitté l'auteur il y a quelques années, 1990/2000 suite à la lecture des aventures du Capitaine Alatriste, ou
le tableau du maître flamand.
Peut-être est-ce moi qui avais trouvé un manque de souffle dans ces ouvrages ? , ou peut-être est-ce l'auteur qui avait eu du mal à se renouveler ?.
Quand Babelio et les Éditions du seuil m'ont proposé à la lecture ce nouveau roman d'
Arturo Perez Reverte, j'avoue que je ne m'attendais pas à me laisser happer de cette manière.
Il y a pour moi deux types de romans historiques :
Ceux dans lesquels l'aspect historique est un prétexte à venir y apposer un imaginaire, que l'on peut considérer comme collectif, voire une intrigue capillotractée. Et au final vous vous retrouvez avec avec un roman poussif dans lequel tout se mélange pour finir par composer un roman historique ;
Et ceux dans lesquels, vous êtes immédiatement happé par une histoire qui tient la route, une écriture soutenue et rythmée, des personnages charismatiques, un souffle épique, un subtil mélange entre histoire et romanesque. Bref un savant dosage qui une fois bien respecté donne ce genre de passage :
"Il prit de nouveau une inspiration profonde pour juguler l
e vague frémissement qui montait de son aine jusqu'à son estomac et son coeur. C'était une sensation familière, qu'il avait découverte dix-sept ans plus tôt pendant la bataille de Graus, quand la cavalerie castillane avait chargé celle de l'
Aragon.
Ce jour-là, pendant qu'avec trois cents autres cavaliers il baissait sa lance, serrait les dents et piquait sa monture en priant Dieu de le sortir de là vivant, il avait éprouvé pour la première fois, dans les innervations de ses cuisses et de son ventre, la sensation pareille à celle que produit le son d'une lame d'épée dont on avive le tranchant sur une pierre à aiguiser : le profond et subtil effroi, que les mots ne peuvent rendre, de la chair consciente de sa vulnérabilité quand se présente l'acier qui peut la percer, la trancher et la donner en pâture aux vers.
À cet instant-là, il s'aperçut que les Maures avaient découvert que la chênaie leur cachait quelque chose. On les entendait crier dans leur langue, quelques-uns d'entre eux pointaient le doigt dans leur direction, et le gros de la troupe s'arrêtait, en tumulte. Leurs éclaireurs faisaient demi-tour et revenaient au galop.
Le moment était venu.
Il se tendit tout entier et regarda enfin Félez Gormaz. Sans geste ni ordre, celui-ci cracha de côté, porta le cor à ses lèvres et fit retentir un long bramement. Ruy Díaz avait déjà piqué son destrier, qu'il fit sortir du bois.
Allons-y, se dit-il, résigné à l'imminence du choc. Qui s'ajoutait à la trouble sensation d'aller à la rencontre d'un ennemi sans que rien s'interposât entre eux.
De nouveau, il était temps de vivre ou de mourir. D'approcher de la rive obscure.Il éperonna un peu plus, gagnant de la vitesse. Pendant que Persevante passait du pas au trot, il songea un instant à Jimena et à ses filles, avant de les oublier. Là où il allait, elles ne pouvaient l'accompagner. Il était même dangereux de les avoir à l'esprit, elles distrayaient son attention. L'affaiblissaient. le faisaient penser à la vie, au désir de la préserver à tout prix, et cette pensée avait raison de n'importe quel guerrier : c'était le principal empêchement, si l'on voulait rester en vie. "
Vous l'aurez compris les pages défilent à la vitesse d'un destrier lancé à pleine vitesse avant l'assaut.
On ressent la poussière soulevée par les lanciers et le galop des chevaux ;
On sent la chaleur du métal des épées qui s'entrechoquent, des heaumes cabossés par les coups ;
On respire le souffle des hommes qui se battent, de la respiration des chevaux ;
On scrute l'horizon à la recherche des ennemis.
Une immersion dans la légende
Beaucoup se sont emparés du personnage du Cid, mais bien peu en connaisse l'histoire. Celle de Rodrigo ou Ruy Díaz de Vivar, dit El Cid Campeador (littéralement vainqueur de batailles), né peu après l'An Mil, et qui est un chevalier ou plutôt un mercenaire de la Reconquista. Il servira le premier roi de Castille, puis passera au service du roi de Léon, ensuite il se mettra au service de l'émir de Saragosse et deviendra Sid,
Sidi : "
Sidi Qambitur, dans ma langue… Maître triomphateur, dans la tienne"
Alors en résumé, enfilez votre haubert et votre camail, votre armure, votre heaume attrapez votre écu, et ¡Santiago!. ¡Castilla y Santiago! Foncez vers ce roman
Et Je partis seul à l'assaut de ce livre ; mais sans prompt renfort,
Je me vis repu de ces aventures en arrivant à bon port,
Tant, à le suivre marcher avec un tel visage,
Je lus que les plus épouvantés reprenaient de courage !
Le reste, dont le nombre augmentait à toute page,
Brûlant d'impatience, autour de lui demeure bien sages,
Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit
Passe une bonne part d'une si belle nuit.
Par son commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à son stratagème ;
Et je lus hardiment d'avoir reçu de ce livre
Une histoire que la légende continuait à faire vivre.
"Le plus souvent, les légendes se construisent sur des défunts. Mais toi, tu es une légende vivante,
Sidi Qambitur."
Il est certain qu'avec ce genre de texte la légende est loin de s'éteindre et est bien toujours vivante