Lettres à Anne 1962-1995 (
François Mitterrand )
François Mitterrand rencontre Anne Pingeot en 1962. Il a alors quarante-six ans et elle dix-neuf. Elle devient presqu'aussitôt sa femme, celle de l'ombre mais celle à qui il écrira un millier de lettres de leur rencontre jusqu'à sa mort, trente-quatre ans plus tard.
Il faut sans doute une sorte de voyeurisme un peu malsain pour aller lire une correspondance intime. Ce serait comme fouiller dans des affaires privées, s'introduire illégitimement dans une chambre, violer l'intimité d'une personne et y prendre un plaisir un peu coupable. Je suis pourtant une inconditionnelle. de journaux intimes d'abord - Nin, Steinbeck, Green, ou encore Renard- ainsi que de correspondance -
Van Gogh, Nin encore, Colette. C'est que j'y trouve ce que l'on ne trouve pas dans un essai ou un roman, dans lesquels l'écrivain s'efforce à produire le meilleur style et à y développer des idées élevées parce qu'il se figure, même en loin, au moment de l'écriture, déjà lu et jugé. On n'y trouve jamais cette sorte de relâchement tout naturel - et c'est tant mieux- que l'on peut lire dans des écrits privés. C'est comme voir un homme en public, apprêté, en tenue d'extérieur et posant : cela ne dit à peu près rien de comment il se tient dans l'intimité de son foyer. Voilà ce que je cherche et aime trouver dans les correspondances dévoilées : un homme qui ne pose pas, ou qui ne pose que pour une seul personne tout au plus. J'y lis aussi des fragilités indevinables, des faiblesses qu'il se sera efforcé de cacher au monde. Que dit plus d'un homme que l'un de ses écrits non destiné à être lu ?
Anne Pingeot, dans sa volonté de rendre publiques ces lettres, brandissant tout l'amour que lui portait Mitterrand à la face du monde comme une revendication, - j'y reviendrai- les a choisies néanmoins. On ne saura rien notamment des pensées de son amant quant à la mort
De Gaulle, les lettres ayant soigneusement été évincées, tout comme celles, sans doute, faisant allusion à des événements politiques majeurs : les campagnes électorales, Chirac. D'ailleurs, les lettres se rarifient quand il devient président de la République. Ainsi, si Anne Pingeot avait voulu, comme elle l'a prétendu, publier ces lettres pour que le monde connaisse et voit Mitterrand différemment, afin de « révéler sa richesse », elle aurait tout laissé. Non, c'est bien pour elle qu'elle le fait. Elle dit ainsi : « Voyez tous comme il m'a aimée, voyez qui était sa femme, sa confidente, celle à qui il pensait sans cesse, qui l'influençait et le conseillait ». Cela sonne comme une revanche, une volonté de vérité qui éclate après trente-quatre années d'ombre. Anne Pingeot prouve, en quelque sorte, qu'elle fut la première dame, la première épouse, la première tout court.
Les lettres sont belles. Mitterrand ne se trimbalait donc pas en vulgaires fringues ni en pyjama dans l'intimité : aucune n'est médiocre. le style ne se relâche presque jamais. L'homme se tient, même dans l'ombre. Il aime Anne mais il aime aussi la nature, la littérature, l'architecture et tous les arts. C'est aussi un fin stratège, un homme qui préparait ses interviews, ses débats et ses discours d'une manière que l'on devine méticuleuse et précise. Il évoque ce travail comme on se décharge un peu de ses tourments, preuve qu'il y songeait beaucoup, qu'il en était très préoccupé. Mitterrand est un collectionneur de belles éditions. Ses goûts sont snobs, il n'aime que le précieux, le rare, le beau. Rien n'est un jeu, tout est sérieux au point qu'il fait le reproche, dans l'une de ses lettres, de fautes d'orthographe que son amante a glissées dans son courrier. C'est un homme exigeant, pointilleux sur les détails.
Il aime Anne. Il lui écrit cet amour sous toutes les formes. Il aime son Anne, qu'il rebaptise au gré de ses envies, comme une possession. Et j'ai fort songé à Pygmalion. Il évoque même, et d'une manière très franche et décomplexée, une sorte d'inceste : il l'appelle parfois « Ma fille », et appelle dans une lettre Mazarine « ma petite-fille ». Outre l'écart d'âge qui peut expliquer cela en partie, il y a cette idée sans doute de l'avoir faite comme on élève un enfant, de l'avoir modelée, sculptée comme une oeuvre. Anne a pourtant « du caractère » et est une femme intelligente. Il est snob, et c'est logiquement qu'il l'a choisie supérieure. Cependant il la possède autant qu'il la fabrique.
D'ailleurs, quelques lettre écrites par Anne Pingeot à Mitterrand sont données à lire également : le style est quasi le même, le ton aussi, tant qu'on pourrait penser que ces lettres sont écrites par Mitterrand lui-même : c'est une sorte de fusion, d'imprégnation à un point assez surprenant. Ils ne sont qu'un, en deux corps. Et sans doute pas comme on nous le vend dans les histoires mièvres : ils ne font qu'un parce que Mitterand a fait d'Anne une extension de lui-même, lui a transmis à la fois son savoir et ses valeurs afin d'en faire une femme à son image. Elle aime de surcroît les mêmes choses que lui : musées, architecture, littérature et nature. Rien d'étonnant, c'est prévisible, mais assez fascinant, au fond. Ils deviennent, à mesure des années, qu'une seule personne comme le suggère souvent Mitterrand, non parce qu'il le récite comme des paroles d'amour, mais parce qu'il l'a voulu et crée.
Et cet amour dure. Avec une belle intensité même passé le temps de la passion. Comment se détacher de ce que l'on a soi-même crée ? Mitterrand aime son oeuvre, logiquement. C'est un amour entretenu aussi par une correspondance abondante, un amour de l'esprit, et une façon également, pour Mitterand du moins, d'avoir toujours une sorte de confidente pour s'épancher. La vie commune est quasiment exclue, de sorte qu'ils ne partagent ensemble que le meilleur, se voient dans des moments de plaisir, ne sont pas éreintés par un quotidien morne et plat. Tout est sérieux dans leurs rencontres : ils les attendent avec ferveur, vivent des éloignements qui créent et renouvellent le manque inépuisablement. Et voilà peut-être où Mitterrand a réussi : au-delà du fait que tout mariage leur fut « impossible », il aura préservé l'amour, peut-être, en sachant comme toute vie commune le ronge, l'entame, le dénature. Jamais ils n'auront eu à se disputer sur des sujets domestiques ou à supporter la mauvaise humeur ou les habitudes détestables de l'autre.
Anne se révolte pourtant, on le devine dans beaucoup de lettres de Mitterrand qui semblent tour à tour des lettres d'excuses, de justifications et parfois de supplications. On imagine - et même Mitterrand l'ecrit- le nombre incalculable de fois où une part d'elle s'est indignée, s'est révoltée fort et a voulu le quitter, peut-être plus pour le punir que parce qu'elle avait cessé de l'aimer. Anne n'aura rien d'une vie classique : ni mariage, ni vie commune à temps plein. Elle brise le lien bien des fois, refuse de lui parler, de lui ouvrir la porte quand il se présente chez elle. On devine ses colères et peines, ses sursauts de dignité. Mitterrand, lui, est d'une constance inébranlable. Il l'aime, la veut garder et ne rien changer. S'il fait des « efforts » c'est seulement en lui accordant plus de temps et d'attention quand elle menace de lui échapper, mais jamais au-delà. Il ne peut lui promettre un mariage évidemment, ni une vie de famille classique. Il lui consacre cependant tous ses Noël à partir de la naissance de Mazarine.
Si j'ai déjà évoqué les « buts » de cette publication, qui seraient, officiellement, de connaître Mitterrand « autrement », qu'en est-il ? Je me figurais déjà l'homme exigeant, intransigeant, cultivé et sérieux. C'est bien l'image que j'en avais de lui, toute politique mise à part - ce n'est pas le sujet du livre et les lettres en font peu mention. J'avais, en revanche, imaginé leur amour d'une manière différente, et c'est peut-être aussi pour cela qu'Anne Pingeot a fait publier ces lettres : je m'étais figuré une femme follement amoureuse d'un homme qu'elle admirait, le retenant par toutes les manières, voulant absolument un enfant de lui. Si tout ceci est vrai, c'est à nuancer. Il semble en effet que Mitterrand ait peut-être eu plus besoin d'elle encore que l'inverse est vrai. Jamais, en trente-quatre ans, il ne songe un instant à la rupture, quand Anne la désire à plusieurs reprises. Sa constance à lui est inébranlable. Il a besoin d'elle et le lui dit, en toute sincérité et comme la chose la plus normale qui soit : il ne se sent fort que lorsqu'il est aimé d'elle. Il n'est efficace dans son travail et en homme politique que lorsque leur amour est serein. Et voilà sans doute la principale faiblesse dévoilée de cet homme : il n'existe que dans le regard d'une femme, ou du moins il ne se sent puissant que porté par cet amour. Qui aurait pu croire que son efficacité lors de débats ou de discours était en partie due à la sérénité ou non de cette relation de l'ombre ? N'importe, cela ne l'amoindrit pas. Qui ne se sent pas plus de vitalité et de puissance quand il se sait aimé ?