AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782072997686
240 pages
SCRIBES (12/01/2023)
3.53/5   92 notes
Résumé :
Alors qu’il pédale comme un dératé dans les rues de Lille pour livrer toujours plus de repas chauds, le narrateur de Client mystère est percuté par une voiture. S’il sort de l’accident sain et sauf (avec un bras mal en point), il se retrouve néanmoins « indisponibilisé » par les algorithmes de l’application pour laquelle il travaillait. Et donc, sans ressources.
C’est alors qu’il entend parler d’un métier curieux : les « clients mystères », des particuliers m... >Voir plus
Que lire après Client mystèreVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (30) Voir plus Ajouter une critique
3,53

sur 92 notes
5
12 avis
4
10 avis
3
7 avis
2
0 avis
1
0 avis
Lorsqu'on fait la connaissance du narrateur, cela fait trois ans qu'il a abandonné ses études pour pédaler comme un dératé dans les rues de Lille, coursier, pour livrer des repas, le nez enfoui dans son smartphone et son GPS, rythme forcené de tâcheron avec statut d'auto-entrepreneur. Et c'est la pizza de trop, pour choper le bonus « pluie » plus le dernier shift majoré promis par la plateforme type Deliveroo. Grave accident. Blessure. Indisponibilité. Plus de thune. Jusqu'à ce qu'il devienne client mystère pour l'agence PMGT ( Profit Motion Gain Turbo ), spécialisée dans le mystery shopping avec son application Walk&Rate.

Le sujet est très original. Pour ma part, je n'avais jamais entendu parler de ces clients mystères, ni en reportage télé, encore moins en roman. Dans ses interviews, Mathieu Lauverjat dit qu'il s'est énormément documenté afin de travailler son récit à partir de vraies questionnaires et protocoles, de vraies missions qui apparaissent selon la géolocalisation.

C'est totalement saisissant à lire ! Les missions les plus basiques consistent à photographier des rayons de supermarché pour vérifier la cohérence du relevé de prix d'un paquet de spaghettis ou encore la visibilité d'un liquide vaisselle. Dans les plus complexes, le narrateur joue incognito au client lambda et note /évolue tout ce que l'application lui demande de noter / évaluer, dans un parc de loisirs ou un TGV.

« Discrétion, abnégation, ubiquité, j'y ai vite pris goût à ce boulot mi-détective privé, mi-justicier du client roi. Et puisque dans ce monde standardisé de flux constants, il était essentiel de veiller à ce que chaque geste de service soit créateur de liens et essentiel au bien-être de chacun, je me sentais enfin au coeur du dispositif de progrès. »

Cela aurait pu faire un excellent documentaire, les choix de l'auteur en font un excellent roman, très impressionnant par le dispositif proposé et l'ultra réalisme qui s'y déploie. le récit est en perpétuel mouvement, collant aux basques du narrateur en insufflant une vitesse d'écriture dopé à une novlangue managériale dégoulinant d'anglicisme. Les mots cavalent sur un rythme fou pour enchaîner grands travellings et scènes croquées sur le vif avec une précision et une nervosité organique très convaincante.

Même si le style est radicalement différent, depuis A la ligne de Joseph Ponthus, je n'avais jamais retrouvé une telle cohérence forme et fond pour dénoncer l'aliénation lié au travail, ici son ubérisation galopante dans le cadre d'une économie de l'algorithme. On a souvent l'impression d'être dans une dystopie kafkaïenne alors que tout est terriblement contemporain.

« J'étais en pleine ascension, je jurais entre deux crocs voraces, j'expérimentais, avait désormais ma place dans une start-up qui faisait du chiffre, locaux plein centre, goûtais à plus de confort, investissais dans les cryptomonnaies. Ouais, carrément, je vise le pump, je m'entends encore débiter. Car quand on voulait, on pouvait. Parti de rien, j'en étais la preuve. »

A mesure que l'intrigue avance selon un parcours balzacien, « ambition, ascension et chute », Mathieu Lauverjat décrit précisément comment le travail façonne les corps, modifie les esprits et les comportements. Dans cette fuite en avant, on voit les effets terrifiants sur la psyché du narrateur, sa griserie à réussir comme client mystère modèle, sa morgue grandissante d'homme invisible déconnecté des conséquences, devenu un pion inconscient d'un système consumériste qui piège et broie les individus.

Ce premier roman pose brillamment la question des responsabilités dans notre société de la note où l'ubérisation du travail avance sans soulever de réelles objections. Jusqu'à sa première moitié, la drôlerie et l'autodérision l'emporte dans cette satire féroce où étincelle le sens tragi-comique de l'auteur. Puis le récit, sans perdre de son incisif, bascule dans le roman noir désabusé, presque en mode thriller. Je me suis régalée ! Et c'est un premier roman !!!

Lu dans le cadre de la sélection des 68 Premières fois 2024 #6



Commenter  J’apprécie          11226
« Tu vois, le monde se divise en deux catégories, ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses ».

Cette répartie du film « Le bon, la brute et le truand » plane au dessus du « client mystère » dont le héros entre dans la vie active comme livreur de repas chauds à Lille. du matin au soir il arpente les rues de l'agglomération lilloise et notamment les jours où il « drache », car la pluie accroit les commandes et offre une prime aux coursiers. Mais pédaler sur des pavés humides, c'est creuser sa tombe et le narrateur est renversé par une voiture ; ses fractures le contraignent à se remettre en cause pendant qu'un autre livreur meurt écrasé par un camion.

Le narrateur devient alors « client mystère » et évalue les prestations de salariés aussi divers qu'une vendeuse dans une boulangerie ou qu'un contrôleur SNCF. Ces cibles sont déterminées par des « applications » informatiques qui fixent le lieu, l'heure, la check liste de points à noter et le scénario qui sert de guide à cette tragi-comédie. le narrateur a donc « un pistolet chargé » et les conséquences pour « ceux qui creusent » se traduisent par la validation ou la fin de leur période d'essai, et engendrent avertissements ou licenciements avec les drames résultant de ce qui est vécu comme du harcèlement par les victimes. Violence brutale d'autant plus terrible que l'anonymat du client mystère donne au salarié l'impression d'être continuellement observé par « big brother ».

Mais un soir, « celui qui creuse » découvre « le pistolet chargé » et le rapport de force s'inverse ouvrant une conclusion aussi sanglante que morale.

Scénario dans lequel deux femmes crèvent l'écran : la détestable Anne-Sophie qui anime l'agence PMGT et tient en laisse les « clients mystères » et la délicieuse Martha, qui croise le narrateur en pédalant puis rebondit en créant un concept original de restauration à base de poulpes. L'intrigue décrit avec humour le jargon (basic english) bafouillé dans ces cabinets conseils qui nourrissent les clients qui les mandatent avec des présentations power point dont le but principal est de vendre une prolongation de mission.

Mathieu Lauverjat connait manifestement très bien le monde de « la flotte » et celui des « clients mystères » et son enquête est un réquisitoire contre les abus de l'auto entrepreneuriat (ubérisation) et la robotisation croissante de notre société où des algorithmes, exploitant les datas, nous suggèrent les séries vidéos à voir, les livres à lire, les musiques à écouter, et parallèlement dictent les procédures à respecter pour nettoyer une chambre dans une résidence hôtelière ou un EHPAD.

Un roman indispensable pour qui veut comprendre l'esclavage que risque d'imposer la prétendue Intelligence Artificielle (IA) et qui fait écho à la dernière lettre (31 juillet 1944) d'Antoine de Saint-Exupéry «Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m'épouvante. Et je hais leurs vertus de robots. Moi, j'étais fait pour être jardinier.»
Commenter  J’apprécie          9111
Autrefois, il y avait des cireurs de chaussures, des porteuses de pain, et même dans certains pays d'Europe, des réveilleurs, petits métiers et situations précaires, qui permettaient de se nourrir et se loger souvent misérablement, ou fournissaient de quoi augmenter quelque peu les revenus d'une famille. Aujourd'hui la précarité n'a pas disparu, bien au contraire, le narrateur de client mystère nous en fait une magnifique démonstration, avec un paramètre non négligeable à ajouter : le stress engendré par le devoir d'efficacité, la déshumanisation du monde du travail, l'obligation de rendement.

Notre héros, victime d'un accident alors qu'il livrait une pizza, on constatera d'ailleurs ce que l'on soupçonne quand on croise des livreurs de repas, que pour être rentable, il faut foncer, braver les dangers et risquer sa vie pour gagner trois fois rien. C'est ce qui se passe pour notre livreur : nez dans le portable par temps de pluie, tête baissée pour gagner un bonus, il se fracasse l'épaule contre une voiture. Et adieu les livraisons de pizza, il n'existe plus pour la plateforme… Il trouvera mieux, du moins le croit il, car l'agence PMGT est là, il devient « client mystère », on lui confie des missions : contrôle des normes dans les commerces, respect du client, conformité des affichages… Les missions pleuvent, what else ?

Ce roman est un brillant exposé de ce que peut devenir le monde du travail, il est pourtant déjà bien inhumain si on considère les rapport entre les individus au sein de la hiérarchie, mais dans ce récit extrêmement bien documenté, on atteint des summums : on oublie complètement le côté humain, notre narrateur n'a donc pas à se poser de question sur le devenir d'un employé lambda, sur la pérennité d'un commerce, il répondra aux questions, sans état d'âme, quitte à y laisser son bien-être, son moral, sa considération pour ses pairs, il devra se déshumaniser pour pouvoir continuer.

La hiérarchie, parlons en : une jeune femme aussi embrigadée que son subalterne, en plus inhumain, et une application qui dicte les missions, merci les intelligences artificielles ! le plus dérangeant et tragique, c'est que si l'on pense à notre petite vie confortable, on se rend compte que l'on encourage ces façons de procéder en ayant recours à bien des services qui sont entrés dans nos habitudes.

Le côté stress aliénation est très bien rendu : un rythme de narration effréné, un auteur qui jongle avec les anglicismes, la description des faits et gestes de ce héros qui vit dans l'urgence constante, tout cela aboutit à un roman très efficace qui mérite d'être lu par le plus grand nombre afin d'éveiller les consciences.

Un roman original qui devrait devenir une référence en ce qui concerne l'aliénation par le travail.
Commenter  J’apprécie          640
Ils existent, ces clients mystère et nous le sommes tous plus ou moins à notre échelle lorsqu'au moindre achat nous recevons un demande d'évaluation de notre acquisition. Volonté réelle de fournir des commentaires pour de futurs acquéreurs, ou risque de sanctions pour un service jugé insuffisant ? On ne sait jamais comment sont exploitées ces données.

Toujours est-il qu'après une période de succès franc en tant que livreur à vélo dans les rues de Lille, le narrateur doit mettre fin à sa carrière à la suite d'un accident. Pour pouvoir s'assurer un minimum de revenus, il tente sa chance en tant que testeur tout azymuth, et le voilà investi de la tâche de tout vérifier, de cocher les cases de conformité, d'évaluer les vices, les objets, les mises en place dans les rayons de supermarché, ou la tenue des contrôleurs SNCF ! Il effectue sans état d'âme ce job qui lui donne un train de vie correct et son zèle lui permet de grimper dans la hiérarchie. Jusqu'à ce qu'un drame remette tout en question.

Après avoir égratigné le monde de la livraison à domicile de malbouffe, aussi bien côté cyclistes intrépides, pour qui la politesse n'est pas une option afin de recevoir l'indispensable cinq étoiles gage de survie dans le monde du travail, que du côté clients, objets d'un mépris bien masqué, ce sont notre société de consommation et ses nouveaux codes qui deviennent la cible de l'auteur.

Le processus d'embrigadement et d'assimilation est parfaitement évoqué, et pour notre valeureux testeur, la vie quotidienne est envahie de ses velléités de cotation, même en dehors des missions qui lui sont confiées. Où sont la morale et la compassion dans tout ça ? Derrière ce fonctionnement, se cache bien entendu le profit, et toujours pour les mêmes.

Le ton est alerte, l'humour ne manque pas pour dénoncer la tyrannie des algorithmes et confère à ces situations tragi-comiques un impression d'authenticité qui contribue à enfoncer un peu plus le clou au coeur de nos comportements habituels.

Très réussi, tant sur la forme que sur le fond, un roman dont on devrait entendre parler.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
Commenter  J’apprécie          510
Le monde du travail scruté à la loupe

En suivant le parcours d'un livreur à vélo qui, après un accident, devient client mystèreMathieu Lauverjat nous plonge dans le monde du travail. Un premier roman sans concessions, une analyse aussi lucide que dramatique. Édifiant!

C'est à Lille, sous la pluie, que la carrière de livreur à vélo du narrateur va prendre fin. Il était pourtant en passe de réussir un beau challenge sous des conditions météo exécrables, livrer son quinzième repas de la soirée. Mais un accident de la circulation va ruiner sa prime et sa santé. Fractures et contusions multiples vont le mener à l'hôpital puis en convalescence.
Il va pouvoir tirer un trait sur ses performances et a suffisamment de lucidité pour comprendre qu'il va lui falloir un autre boulot pour payer son loyer.
C'est par hasard qu'il tombe sur une offre de recrutement de Mystery Shopper, ces faux clients chargés de vérifier si le personnel respecte bien les consignes édictées par l'enseigne qui les rénumère. Après des débuts un peu hésitants, il va vite se prêter au jeu et multiplier les missions.
Aidé par la conjoncture, il bénéficie d'une «explosion des offres et d'un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d'aéroport, Lille s'est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j'étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. de l'hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu'à l'ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu'au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly.»
La DRH va le repérer et lui proposer d'élargir sa palette et de monter en grade. Il est chargé de parcourir la France en train et de noter le personnel de bord, du contrôleur au barista.
Un travail qui l'enchante — surtout au début — et lui permet de découvrir le pays. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Aussi accepte-t-il de rejoindre le siège où son ambition va encore croître, tout comme sa volonté de surperformer.
Il se fond avec facilité dans le monde de cette entreprise, même s'il doit pour cela se ruiner la santé. «J'essayais de prouver chaque vendredi soir mon utilité à travers mon "PPP". Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l'envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce «on» vitaminé à la tech.»
Mathieu Lauverjat réussit parfaitement à décrire ce milieu et sa novlangue, cette entreprise où une "talent acquisition manager" "onboarde" ses agents opérationnels, dont le narrateur devenu le "customer insight du hub 59". Tout semble lui sourire, d'autant qu'il file le parfait amour avec Martha qu'il avait croisé sur son vélo et qui caresse désormais l'ambition d'ouvrir son propre restaurant.
Le primo-romancier montre aussi parfaitement la course à la performance, la pression grandissante sur les salariés. Sans qu'ils s'en rendent compte, ils deviennent des hamsters qui s'épuisent à faire tourner une roue qui ne les fait pas avancer d'un pouce, mais les tue à petit-feu.
Cette réflexion acide sur le monde du travail va se terminer de manière étonnante, mais je n'en dirais pas davantage.
Je préfère souligner l'énergie du style, rapide et vif, qui colle parfaitement aux missions confiées à notre client mystère. En le suivant vous découvrirez routes les failles d'un système qui s'ubérise à outrance et broie ceux qui le font tenir. L'analyse est nette, le constat sans appel. Et dire qu'il y a quelques temps on pouvait affirmer en chantant que le travail, c'est la santé.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Lien : https://collectiondelivres.w..
Commenter  J’apprécie          330


critiques presse (2)
SudOuestPresse
24 avril 2023
Le Bordelais Mathieu Lauverjat signe un roman épique et truculent sur les livreurs à vélo, les clients mystères et la face noire de l’ubérisation.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
LeFigaro
06 février 2023
Merveilleux raconteur d’histoires, le romancier évoque le désenchantement de son personnage, qui comprend qu’à défaut d’être devenu son propre patron, il est devenu son propre maton.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (18) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
C’était un dimanche de novembre à Lille, il drachait depuis midi, et à dix-neuf heures le ciel se vidait encore sans jamais faiblir. Avec ce temps-là, les gens ne sortent pas et s’affranchissent de l’obligation de cuisiner en tapotant en masse sur leurs écrans tactiles – bien pratique pour les coursiers vélo. Quand j’ai commencé à livrer, nous étions une centaine à patrouiller un cube noir vissé dans le dos. Bien sûr, la concurrence des commandes était déjà féroce sur le créneau du soir, mais si nous ne travaillions pas dans la franche camaraderie, l’entente restait cordiale malgré les différents maillots d’écurie. Nous échangions souvent un salut furtif, une légère inclinaison de casque, parfois un coup de sonnette, un simple check au feu rouge. Réunis sous le dossard, nous étions « la Flotte ». Pour moi, c’était très simple : mon téléphone bipait, je validais la commande et partais chercher la victuaille. Après quoi je chargeais le matos dans le sac, géolocalisais la destination et pédalais comme un dératé. À cette époque, si les cheeseburgers rencontraient le plus de succès, je livrais aussi beaucoup de pizzas, des wraps végé, des menus sushi ou des pad-thaï. Donc, paresse oblige, un dimanche soir à vingt heures, c’était déjà un pic d’activité et là, vu les torrents diluviens, une grosse soirée s’annonçait potentiellement. J’avais d’ailleurs reçu une notification sur mon portable : un bonus pluviométrie avait été enclenché. En prévision, je m’étais connecté dès dix-huit heures trente. L’algorithme l’avait annoncé à nouveau pour motiver la Flotte, une forte demande était attendue. En conséquence, j’avais vérifié mes freins et lubrifié ma chaîne, ajusté ma tenue, vissé la casquette, zippé l’imperméable : tout allait bien s’enchaîner, et en flux tendu, m’étais-je rassuré au moment de partir, décidé à me dégager une bonne marge. À cette époque, le minimum garanti à sept euros cinquante de l’heure n’existait déjà plus. Je tournais sur la nouvelle tarification à la pure distance de trajet, à laquelle, ce soir-là, venait toutefois s’ajouter une variable forfaitaire « spéciale pluie ». Le nez enfoui dans le GPS, j’étais bouillant pour ce premier shift en soirée. Il fallait que ça paie.
Sous l’averse, la Flotte, ainsi bien nommée, était la seule à sillonner les rues et je n’avais pas perdu de temps. J’avais bien cavalé, enchaîné les commandes sans trop forcer. Du côté de la place de la République, une nouvelle adresse tournait à plein régime depuis qu’un blog de bistronomie amoureux de la Botte avait encensé la cheffe toscane. Le dernier miracle italien de Lille s’appelait Trattoria Pepino. La salle, le dimanche, est toujours aux trois quarts vide et ne paie pas de mine, alors qu’en cambuse la brigade est en plein coup de feu. Devant, sur le perron, la valse cycliste à destination des clients calfeutrés chez eux battait son plein. La pluie redoublait d’intensité et, sans précédent, un second bonus pluie venait d’être activé du fait des intempéries : quinze euros pour douze commandes acceptées et livrées. Je me souviens, j’étais avec Abou et Zied, on se collait sous l’auvent pour s’abriter du déluge en priant que notre numéro de tâche sorte comme un loto gagnant. Ça discutait football et mercato d’hiver pour patienter, le LOSC, en grande forme, venait de rafler le titre de champion d’automne. Zied, constamment sur ses applis de rencontres, avait matché avec une fille du côté de Fives, il nous montrait les photos de son profil et semblait tétanisé. On se marrait en l’incitant à la contacter. Sympa, Fabiola, la gérante de Trattoria Pepino, avait branché son système de calorifère pour que la Flotte ait l’illusion de sécher sous la résistance, et ses serveurs gominés abandonnaient quelques instants leur accent rital factice pour fumer leurs clopes à nos côtés.
À vingt-deux heures, je cumulais déjà onze runs et, malgré l’appât constant du gain, mon corps commençait à flétrir. L’eau s’infiltrait dans ma tunique et les prises de commande s’espaçaient doucement. Et pas de prises, pas payé. Vingt-deux heures trente, Fabiola a accepté les dernières livraisons. J’étais courbatu et à trente-cinq suis parti pour ma dernière course avec un brin de lassitude. C’était une quatre-fromages géante – il fallait terminer. J’ai visé le 34 d’une rue dont j’ai oublié le nom. C’était dans le centre en tout cas. J’ai traqué le raccourci, frôlé le trottoir en plissant les yeux pour déjouer les gouttes qui continuaient de s’abattre sur la chaussée. J’accélérais en ligne droite. Je voulais abréger, ne pas avoir à affronter le regard du client, juste lui souhaiter bon appétit pour m’assurer d’obtenir une note de cinq étoiles. En pédalant, je m’imaginais déjà rentré chez moi sous une douche brûlante après m’être étiré et réhydraté. Il n’y avait plus un chat dehors. Au niveau d’un croisement, j’ai grillé la priorité, comme d’habitude. Avec les écouteurs au creux de l’oreille crachant leur musique à plein volume, je n’entendis rien, ne vis rien venir.
La bagnole a surgi de mon angle mort et je me suis encastré dans la portière du conducteur, avant d’être projeté sur le capot telle une balle rebondissante. Le choc a fait un bruit de grosse caisse étouffé, une percussion compacte, épaisse, précédée d’un crissement strident. La Clio a sèchement pilé et j’ai volé en travers de la route. Par chance, aucun véhicule n’était derrière ou tapi de biais en embuscade pour me faucher au sol. Je me suis juste râpé le flanc sur une dizaine de mètres, hagard, spectateur de moi-même. On dit souvent que le temps se fractionne, se suspend et qu’on se voit en ralenti dans ces moments-là. Je pourrais mesurer cet instant passé en lévitation. Une, deux secondes et demie d’apesanteur, puis tout s’est accéléré à l’atterrissage et l’asphalte était froid. Je suis resté étalé sur le dos à m’infuser des gouttes de pluie. Raide, j’observais le réverbère en contre-plongée, sonné sous le casque. Mon téléphone avait été éjecté sur le bitume et j’entendais des bribes sonores se répandre de mes écouteurs. Un court instant, j’ai été cet être lucide, terrassé par la peur, conscientisant la gravité de la situation. Je suis foutu, je me suis dit, dévertébré, légume. J’étais pétrifié. Puis j’ai pris une décharge, un stimulus d’adrénaline, un coup de fouet, une gifle, je ne sais quoi d’électrique, une injonction cérébrale en tout cas qui a piloté mes gestes et m’a ordonné le mouvement. D’instinct, j’ai obéi. Je me suis touché la nuque, j’ai plié la jambe avant de me relever sans grande difficulté à l’aide des mains. J’étais écorché mais valide, un gros larsen bourdonnant au creux de l’oreille.
Mon vélo à pignon fixe, lui, avait eu moins de chance. Il était fracassé, la roue avant voilée, le cadran carbone en mode plié angle droit. J’ai ensuite aperçu mon sac de livraison isotherme éventré en chou-fleur derrière la diode électroluminescente qui clignait, affolée, l’air d’un cyclope épileptique. Quant à elle, la quattro formaggi gisait devant, encore fumante, décomposée en lambeaux. C’est l’image de cette pizza lacérée en vrac qui s’est gravée dans mon souvenir, curieusement. Les traînées filandreuses de mozzarella sur le bitume jonché de tomates concassées, la base de pâte déformée, oblongue, les ricochets de gorgonzola en monticules épars innervés de tranchées bleues, les câpres explosées façon puzzle et les olives éparpillées en étoile. Je revois les serviettes de papier imbibées de pluie fine, les sauces dispersées, le litre de soda agonisant en spasmes et déversant sa mousse sucrée vers le caniveau. Un beau chaos, mets et boissons entremêlés. Si j’avais eu un appareil photo sur moi, j’aurais capturé la composition, fixé la nature morte. Au lieu de ça, je me suis senti coupable. C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à ce couple qui n’aurait pas son dîner prépayé à temps, à cette foutue commande jamais livrée. J’ai imaginé leur soirée streaming, l’attente vautrée dans le canapé, la salivation impatiente de ces cadres supérieurs typiques des livraisons dominicales – trente, trente-cinq, quarante minutes d’attente et toujours rien, bon, prise de décision, coup de fil irrité au restaurant napolitain, incompréhension de Fabiola qui baisse à ce moment le store métallique de la trattoria, veuillez patienter un instant, ne quittez pas je me renseigne, et pour finir la stupéfaction face à mon intraçabilité soudaine. Car à cet instant précis je m’étais volatilisé, dérobé par collision, déconnecté par accident. Je ne produisais plus de données. En informatique, j’avais disparu du logiciel de dispatch. J’avais failli à ma mission à deux cents mètres près. On allait me retenir le prix de la course pour dégradation du plat. C’était la règle. En outre, j’étais en tort. J’avais coupé la route, j’étais responsable de l’accident.

L’automobiliste s’est précipité sur moi. C’était un Asiatique, la soixantaine grisonnante, un type lambda, paniqué. Je n’ai rien, lui ai-je assuré, ça va, je suis vraiment désolé, c’est de ma faute. Je pissais des mains, mon nez mouchait rouge, genou entaillé, coude à vif. La vue de mon imperméable maculé de traînées de sang l’a horrifié, il a vacillé un instant. Il fallait que je l’aide, le pauvre, que je le réconforte. Nous étions trempés. Personne n’arrivait au cédez-le-passage pour aider à débloquer la situation. C’était à moi de le secourir. Si tard, et lui, qui n’avait rien demandé, voilà qu’il se retrouvait seul face à un inconnu ensanglanté. C’est rien, c’est rien, j’ai répété, je vais bien, non mais vraiment. Il parlait fort, confusément, effectuait d’amples gestes en me regardant droit dans les yeux, sa pupille hallucinée, sa bouche en trémolos assaillie de tics nerveux. C’est juste une petite arcade, je lui disais, c’est vrai c’est impressionnant mais c’est trois fois rien. Franchement. Il insistait cependant, tenait à m’emmener à l’hôpital, voir un médecin, il voulait appeler les pompiers, la terre entière. Catégorique, j’
Commenter  J’apprécie          00
Moi, j'essayais de prouver chaque vendredi soir à cette dernière mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce « on » vitaminé à la tech. Car, sans le vouloir, j'étais entré chez ces cols blancs par effraction après mon Scalp. Et ce que je retenais, c’est que si je n’étais pas une bête en informatique, loin de là, parti de rien, from scratch, j'étais devenu collab PMGT. Anne-Sophie, talent acquisition manager à ses heures perdues, m'avait onboardé ici, et dans ce chaordre défendait bec et ongles la nécessité d’avoir sous le coude un opérationnel terrain couteau suisse. Donc j'étais le customer insight du hub 59. p. 104
Commenter  J’apprécie          60
Et ça a fonctionné: si je n'ai guère mieux fermé l'œil, j'ai bénéficié d'une explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s'est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j'étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l'hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l'ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly. Et l'Homme invisible s’est vite mué en homme caméléon. Si je m'étais promis d'adapter mes mimiques aux besoins techniques de la mise en scène, d'innover à partir d'un scénario établi par les applications j'avoue que je n'avais pas prévu d'éprouver autant de plaisir à me camoufler dans le magma organique de la ville. p. 67
Commenter  J’apprécie          00
J'ai tourné la clé dans la serrure de mon studio et me suis observé dans le miroir de l'entrée. Mon hématome facial avait doublé de taille et semblait vouloir encore s'étendre. Des ecchymoses annexaient la surface droite de mon visage et les bleus gonflaient sous ma peau. J'ai examiné ces marques de confusions de près, appliqué. La forme de l'œdème dessinait un linéaire côtier et sous l'arcade sourcilière s'était niché une sorte de gros caillot noirâtre. Plus bas, les lésions autour du globe oculaire tiraient une ligne droite. Un front de mer se prolongeait en estuaire tuméfié jusqu'au maxillaire. Il y avait une mêlasse mauve et bleu dans ces fjords en sang séché. J'avais déjà pris des rôles mais là, vraiment, j'avais la gueule en tempête atlantique.
Commenter  J’apprécie          370
J'ai eu beau hurler de ne pas toucher à mes affaires et crier au scandale, la colosse a brandi les feuilles de questionnaire et les a jetées en l'air. Personnel de restauration, Accueil, Signalétique - les items PMGT ont flotté au-dessus du carrelage avant d'échouer en débris aériens entre les flancs du canapé et le terril de bûchettes de la cheminée. Vas-y, touche pour voir, m’a encore défié la géante. Touche-le, ce corps que tu prends pour un objet. Vas-y ! Qu'est-ce que tu crois ? Qu'on va courber l'échine ? Qu'on a peur ? Qu’on va passer l'éponge pour notre titre de séjour ? Tu me mets en colère, toi. Vingt, trente cottages par jour pour la moitié de ton salaire à nous déboîter les épaules et toi tu croyais qu'avec une prime de deux euros plus une canette on allait se calmer sur la surveillance ? Se laisser intimider ? Nous, les gouvernantes, nous sommes la fondation. Sans nous, sans le nettoyage, l'Ajoncière c'est du vent, a-t-elle certifié en considérant les documents jonchant le sol récuré.
Commenter  J’apprécie          260

Videos de Mathieu Lauverjat (6) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Mathieu Lauverjat
Dans cet épisode d’Effractions : le podcast, Damien Collard, sociologue, évoque les thématiques abordées dans le livre de Mathieu Lauverjat, Client mystère (2023). Dans ce roman, l’auteur interroge les nouvelles méthodes de management et de surveillance dans le monde du travail.
autres livres classés : ubérisationVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus

Autres livres de Mathieu Lauverjat (1) Voir plus

Lecteurs (196) Voir plus



Quiz Voir plus

Retrouvez le bon adjectif dans le titre - (2 - littérature francophone )

Françoise Sagan : "Le miroir ***"

brisé
fendu
égaré
perdu

20 questions
3715 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature , littérature française , littérature francophoneCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..