(Les premières pages du livre)
C’était un dimanche de novembre à Lille, il drachait depuis midi, et à dix-neuf heures le ciel se vidait encore sans jamais faiblir. Avec ce temps-là, les gens ne sortent pas et s’affranchissent de l’obligation de cuisiner en tapotant en masse sur leurs écrans tactiles – bien pratique pour les coursiers vélo. Quand j’ai commencé à livrer, nous étions une centaine à patrouiller un cube noir vissé dans le dos. Bien sûr, la concurrence des commandes était déjà féroce sur le créneau du soir, mais si nous ne travaillions pas dans la franche camaraderie, l’entente restait cordiale malgré les différents maillots d’écurie. Nous échangions souvent un salut furtif, une légère inclinaison de casque, parfois un coup de sonnette, un simple check au feu rouge. Réunis sous le dossard, nous étions « la Flotte ». Pour moi, c’était très simple : mon téléphone bipait, je validais la commande et partais chercher la victuaille. Après quoi je chargeais le matos dans le sac, géolocalisais la destination et pédalais comme un dératé. À cette époque, si les cheeseburgers rencontraient le plus de succès, je livrais aussi beaucoup de pizzas, des wraps végé, des menus sushi ou des pad-thaï. Donc, paresse oblige, un dimanche soir à vingt heures, c’était déjà un pic d’activité et là, vu les torrents diluviens, une grosse soirée s’annonçait potentiellement. J’avais d’ailleurs reçu une notification sur mon portable : un bonus pluviométrie avait été enclenché. En prévision, je m’étais connecté dès dix-huit heures trente. L’algorithme l’avait annoncé à nouveau pour motiver la Flotte, une forte demande était attendue. En conséquence, j’avais vérifié mes freins et lubrifié ma chaîne, ajusté ma tenue, vissé la casquette, zippé l’imperméable : tout allait bien s’enchaîner, et en flux tendu, m’étais-je rassuré au moment de partir, décidé à me dégager une bonne marge. À cette époque, le minimum garanti à sept euros cinquante de l’heure n’existait déjà plus. Je tournais sur la nouvelle tarification à la pure distance de trajet, à laquelle, ce soir-là, venait toutefois s’ajouter une variable forfaitaire « spéciale pluie ». Le nez enfoui dans le GPS, j’étais bouillant pour ce premier shift en soirée. Il fallait que ça paie.
Sous l’averse, la Flotte, ainsi bien nommée, était la seule à sillonner les rues et je n’avais pas perdu de temps. J’avais bien cavalé, enchaîné les commandes sans trop forcer. Du côté de la place de la République, une nouvelle adresse tournait à plein régime depuis qu’un blog de bistronomie amoureux de la Botte avait encensé la cheffe toscane. Le dernier miracle italien de Lille s’appelait Trattoria Pepino. La salle, le dimanche, est toujours aux trois quarts vide et ne paie pas de mine, alors qu’en cambuse la brigade est en plein coup de feu. Devant, sur le perron, la valse cycliste à destination des clients calfeutrés chez eux battait son plein. La pluie redoublait d’intensité et, sans précédent, un second bonus pluie venait d’être activé du fait des intempéries : quinze euros pour douze commandes acceptées et livrées. Je me souviens, j’étais avec Abou et Zied, on se collait sous l’auvent pour s’abriter du déluge en priant que notre numéro de tâche sorte comme un loto gagnant. Ça discutait football et mercato d’hiver pour patienter, le LOSC, en grande forme, venait de rafler le titre de champion d’automne. Zied, constamment sur ses applis de rencontres, avait matché avec une fille du côté de Fives, il nous montrait les photos de son profil et semblait tétanisé. On se marrait en l’incitant à la contacter. Sympa, Fabiola, la gérante de Trattoria Pepino, avait branché son système de calorifère pour que la Flotte ait l’illusion de sécher sous la résistance, et ses serveurs gominés abandonnaient quelques instants leur accent rital factice pour fumer leurs clopes à nos côtés.
À vingt-deux heures, je cumulais déjà onze runs et, malgré l’appât constant du gain, mon corps commençait à flétrir. L’eau s’infiltrait dans ma tunique et les prises de commande s’espaçaient doucement. Et pas de prises, pas payé. Vingt-deux heures trente, Fabiola a accepté les dernières livraisons. J’étais courbatu et à trente-cinq suis parti pour ma dernière course avec un brin de lassitude. C’était une quatre-fromages géante – il fallait terminer. J’ai visé le 34 d’une rue dont j’ai oublié le nom. C’était dans le centre en tout cas. J’ai traqué le raccourci, frôlé le trottoir en plissant les yeux pour déjouer les gouttes qui continuaient de s’abattre sur la chaussée. J’accélérais en ligne droite. Je voulais abréger, ne pas avoir à affronter le regard du client, juste lui souhaiter bon appétit pour m’assurer d’obtenir une note de cinq étoiles. En pédalant, je m’imaginais déjà rentré chez moi sous une douche brûlante après m’être étiré et réhydraté. Il n’y avait plus un chat dehors. Au niveau d’un croisement, j’ai grillé la priorité, comme d’habitude. Avec les écouteurs au creux de l’oreille crachant leur musique à plein volume, je n’entendis rien, ne vis rien venir.
La bagnole a surgi de mon angle mort et je me suis encastré dans la portière du conducteur, avant d’être projeté sur le capot telle une balle rebondissante. Le choc a fait un bruit de grosse caisse étouffé, une percussion compacte, épaisse, précédée d’un crissement strident. La Clio a sèchement pilé et j’ai volé en travers de la route. Par chance, aucun véhicule n’était derrière ou tapi de biais en embuscade pour me faucher au sol. Je me suis juste râpé le flanc sur une dizaine de mètres, hagard, spectateur de moi-même. On dit souvent que le temps se fractionne, se suspend et qu’on se voit en ralenti dans ces moments-là. Je pourrais mesurer cet instant passé en lévitation. Une, deux secondes et demie d’apesanteur, puis tout s’est accéléré à l’atterrissage et l’asphalte était froid. Je suis resté étalé sur le dos à m’infuser des gouttes de pluie. Raide, j’observais le réverbère en contre-plongée, sonné sous le casque. Mon téléphone avait été éjecté sur le bitume et j’entendais des bribes sonores se répandre de mes écouteurs. Un court instant, j’ai été cet être lucide, terrassé par la peur, conscientisant la gravité de la situation. Je suis foutu, je me suis dit, dévertébré, légume. J’étais pétrifié. Puis j’ai pris une décharge, un stimulus d’adrénaline, un coup de fouet, une gifle, je ne sais quoi d’électrique, une injonction cérébrale en tout cas qui a piloté mes gestes et m’a ordonné le mouvement. D’instinct, j’ai obéi. Je me suis touché la nuque, j’ai plié la jambe avant de me relever sans grande difficulté à l’aide des mains. J’étais écorché mais valide, un gros larsen bourdonnant au creux de l’oreille.
Mon vélo à pignon fixe, lui, avait eu moins de chance. Il était fracassé, la roue avant voilée, le cadran carbone en mode plié angle droit. J’ai ensuite aperçu mon sac de livraison isotherme éventré en chou-fleur derrière la diode électroluminescente qui clignait, affolée, l’air d’un cyclope épileptique. Quant à elle, la quattro formaggi gisait devant, encore fumante, décomposée en lambeaux. C’est l’image de cette pizza lacérée en vrac qui s’est gravée dans mon souvenir, curieusement. Les traînées filandreuses de mozzarella sur le bitume jonché de tomates concassées, la base de pâte déformée, oblongue, les ricochets de gorgonzola en monticules épars innervés de tranchées bleues, les câpres explosées façon puzzle et les olives éparpillées en étoile. Je revois les serviettes de papier imbibées de pluie fine, les sauces dispersées, le litre de soda agonisant en spasmes et déversant sa mousse sucrée vers le caniveau. Un beau chaos, mets et boissons entremêlés. Si j’avais eu un appareil photo sur moi, j’aurais capturé la composition, fixé la nature morte. Au lieu de ça, je me suis senti coupable. C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à ce couple qui n’aurait pas son dîner prépayé à temps, à cette foutue commande jamais livrée. J’ai imaginé leur soirée streaming, l’attente vautrée dans le canapé, la salivation impatiente de ces cadres supérieurs typiques des livraisons dominicales – trente, trente-cinq, quarante minutes d’attente et toujours rien, bon, prise de décision, coup de fil irrité au restaurant napolitain, incompréhension de Fabiola qui baisse à ce moment le store métallique de la trattoria, veuillez patienter un instant, ne quittez pas je me renseigne, et pour finir la stupéfaction face à mon intraçabilité soudaine. Car à cet instant précis je m’étais volatilisé, dérobé par collision, déconnecté par accident. Je ne produisais plus de données. En informatique, j’avais disparu du logiciel de dispatch. J’avais failli à ma mission à deux cents mètres près. On allait me retenir le prix de la course pour dégradation du plat. C’était la règle. En outre, j’étais en tort. J’avais coupé la route, j’étais responsable de l’accident.
L’automobiliste s’est précipité sur moi. C’était un Asiatique, la soixantaine grisonnante, un type lambda, paniqué. Je n’ai rien, lui ai-je assuré, ça va, je suis vraiment désolé, c’est de ma faute. Je pissais des mains, mon nez mouchait rouge, genou entaillé, coude à vif. La vue de mon imperméable maculé de traînées de sang l’a horrifié, il a vacillé un instant. Il fallait que je l’aide, le pauvre, que je le réconforte. Nous étions trempés. Personne n’arrivait au cédez-le-passage pour aider à débloquer la situation. C’était à moi de le secourir. Si tard, et lui, qui n’avait rien demandé, voilà qu’il se retrouvait seul face à un inconnu ensanglanté. C’est rien, c’est rien, j’ai répété, je vais bien, non mais vraiment. Il parlait fort, confusément, effectuait d’amples gestes en me regardant droit dans les yeux, sa pupille hallucinée, sa bouche en trémolos assaillie de tics nerveux. C’est juste une petite arcade, je lui disais, c’est vrai c’est impressionnant mais c’est trois fois rien. Franchement. Il insistait cependant, tenait à m’emmener à l’hôpital, voir un médecin, il voulait appeler les pompiers, la terre entière. Catégorique, j’
Moi, j'essayais de prouver chaque vendredi soir à cette dernière mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce « on » vitaminé à la tech. Car, sans le vouloir, j'étais entré chez ces cols blancs par effraction après mon Scalp. Et ce que je retenais, c’est que si je n’étais pas une bête en informatique, loin de là, parti de rien, from scratch, j'étais devenu collab PMGT. Anne-Sophie, talent acquisition manager à ses heures perdues, m'avait onboardé ici, et dans ce chaordre défendait bec et ongles la nécessité d’avoir sous le coude un opérationnel terrain couteau suisse. Donc j'étais le customer insight du hub 59. p. 104
Et ça a fonctionné: si je n'ai guère mieux fermé l'œil, j'ai bénéficié d'une explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s'est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j'étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l'hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l'ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly. Et l'Homme invisible s’est vite mué en homme caméléon. Si je m'étais promis d'adapter mes mimiques aux besoins techniques de la mise en scène, d'innover à partir d'un scénario établi par les applications j'avoue que je n'avais pas prévu d'éprouver autant de plaisir à me camoufler dans le magma organique de la ville. p. 67
J'ai eu beau hurler de ne pas toucher à mes affaires et crier au scandale, la colosse a brandi les feuilles de questionnaire et les a jetées en l'air. Personnel de restauration, Accueil, Signalétique - les items PMGT ont flotté au-dessus du carrelage avant d'échouer en débris aériens entre les flancs du canapé et le terril de bûchettes de la cheminée. Vas-y, touche pour voir, m’a encore défié la géante. Touche-le, ce corps que tu prends pour un objet. Vas-y ! Qu'est-ce que tu crois ? Qu'on va courber l'échine ? Qu'on a peur ? Qu’on va passer l'éponge pour notre titre de séjour ? Tu me mets en colère, toi. Vingt, trente cottages par jour pour la moitié de ton salaire à nous déboîter les épaules et toi tu croyais qu'avec une prime de deux euros plus une canette on allait se calmer sur la surveillance ? Se laisser intimider ? Nous, les gouvernantes, nous sommes la fondation. Sans nous, sans le nettoyage, l'Ajoncière c'est du vent, a-t-elle certifié en considérant les documents jonchant le sol récuré.