Voyage en misarchie /
Emmanuel Dockès
Virée en utopie.
Parti pour un congrès de droit boursier à Sydney, Sébastien Debourg, professeur de droit à l'université et spécialiste en droit de la finance internationale, ne verra jamais l'Australie, son avion effectuant un atterrissage de fortune dans un pays inconnu. Très légèrement blessé, il part à la recherche de secours.
Après une errance de quelques jours, il arrive dans un village où il rencontre une vieille femme noire qui lui dit en anglais que la contrée où il se trouve se situe à la frontière ouest de la misarchie arcanienne !! Sébastien n'a jamais entendu parler de ce pays. La vieille lui explique ensuite en espagnol, sans pouvoir lui décrire où cela se trouve précisément, l'origine du mot misarchie : mis vient du verbe grec « misein » qui signifie détester, et archie vient du grec « arkos » qui veut dire le chef. Donc une misarchie est un régime qui déteste les chefs. En Arcanie tout ce qui est attingent à la réduction des pouvoirs et de toute domination est essentiel. Aussitôt une conversation s'engage sur les thèmes de la liberté, l'égalité, et la démocratie et la vieille étonne Sébastien au plus haut point.
Sébastien notre narrateur naïf à la façon de Candide, surpris, curieux et parfois incrédule va découvrir au fil des jours un pays étonnant, où règne une organisation sociale étrange. L'auteur use avec habileté et talent pour nous montrer l'absurdité de beaucoup de choses dans notre société.
Un peu plus tard, Sébastien surprend la vieille et deux adolescents se livrant à des pratiques sexuelles en toute quiétude, ce qui fait réagir l'étranger qui proteste ouvertement. Protestant de voir ces pratiques, Sébastien se retrouve en deux temps trois mouvements interrogé par une forme de tribunal constitué de l'Abbesse Clisthène, un policier, du moine Hushaï et d'un ancien le père Masoch, tribunal qui veut connaître des informations sur son pays d'origine et les causes de sa réprobation de l'attitude de la vieille à l'égard des adolescents. Il est accusé d'avoir interrompu par des cris hostiles l'activité de deux jeunes et d'une femme âgée, d'avoir interdit la poursuite de la recherche d'un plaisir voulu, pensant ainsi protéger de la dépravation ces jeunes adolescents en voulant imposer ses normes de plaisir à autrui, ce qui constitue un délit en Arcanie.
Peu à peu Sébastien réalise qu'il a probablement affaire à une secte retirée du monde aux idées bien étranges, une petite communauté de 80 membres qui vit en autarcie… et il n'a pas fini d'aller de surprises en surprises !
Et puis un beau jour, Sébastien se retrouve au lit avec la belle abbesse pour des ébats licencieux attendus. Encore tout ébaubi des délicieux moments qu'il vient de passer, Sébastien entend la belle Clisthène lui annoncer qu'elle a décidé de quitter la secte pour l'accompagner dans sa découverte de l'Arcanie. Direction : la capitale, Nehushtân.
En chemin ils rencontrent un certain Chung Su Joseon qui explique à Sébastien avec force détails le fonctionnement de la misarchie arcanienne. Comme Sébastien s'étonne du nombre important d'enfants qui se trouvent dans l'autobus sur une longue distance, Chung Su en donne la raison. La notion de rotations infantiles et de ruptures éducatives déconcerte totalement Sébastien quand Chung Su lui explique que cela permet d'éviter pour les enfants ce qu'il appelle le clonage éducatif qui permet de faire une société avec des enfants connaissant autre chose que le milieu familial, et aussi donnant une plus large possibilité à ces enfants de choisir plus tard un modèle associatif qui ne soit pas calqué systématiquement sur celui des parents.
Nehushtân : une capitale étrange ou se côtoient des zones d'occupations sauvages (ZOS), des zones d'occupations libres (ZOL), des campings libres autogérés (CLA), et des zones fixes uniformes. Une ville dépourvue de plan d'urbanisme et de discipline architecturale. Une ville en constante transformation telle un être vivant. Une apparente absence d'autorité dans ce pays mais beaucoup de contraintes dues à l'action des associations. À noter aussi l'absence d'argent liquide qui est formellement prohibé, ce qui permet un contrôle permanent par des personnages appelés traceurs. Tout paiement se fait par Smartphone et la transparence financière est de rigueur pour lutter contre le pouvoir de l'argent.
Une discussion sur le principe de l'héritage est engagée car en Arcanie, l'héritage est prohibé, et son rétablissement générerait une guerre des générations, les enfants ayant un intérêt évident à tuer leurs parents, et les parents pour se protéger n'aurait d'autre choix que de tirer les premiers. Ainsi raisonne les arcaniens, ces entomophages friands de sauterelles grillées. À noter également que les papiers d'identité n'existent pas.
Emmanuel Dockès expose dans cet essai de 500 pages ses propositions pour repenser notre société dans tous ses aspects. Au fil de l'ouvrage, l'auteur mobilise les idées les plus progressistes et les plus audacieuses sur la monnaie, la démocratie participative, le partage du travail, la propriété d'usage, la rotation des familles, l'autogestion, la liberté d'entre- prendre, les services publics, l'autodétermination...
Ce livre nous entraîne dans une aventure politique concrète, dans un pays où les règles visent à empêcher les abus de pouvoir et à préserver les libertés (avec toute l'imperfection que cela implique). L'ouvrage prend la forme facétieuse du témoignage fictif d'un personnage englué dans les préjugés de notre époque, perdu sur une terre inconnue dont il va découvrir les règles et les moeurs. L'auteur a le souci du détail pour mettre en lumière une misarchie libérale sur le plan des moeurs et de la politique, très bien organisée pour mettre en oeuvre l'égalité et le partage.
Toutefois, la façon de traiter la question des primo-arrivants en Arcanie autrement dits des immigrants, est quelque peu idyllique.
Un autre bémol : la question de l'énergie n'est pas franchement abordée pour faire fonctionner la belle ville de Nehushtân. Toute notion écologique est absente, peut-être à dessein de la part de l'auteur. En résumé, un roman très vivant, facile à lire, un peu à la façon des Voyages de Gulliver de Swift, une aventure dans un pays dont tout diffère de nos démocraties, l'enseignement, la justice, l'entreprise, la monnaie, l'économie, les moeurs…etc. Un nouveau modèle de société où liberté, égalité et fraternité ne seraient pas de vains mots ? À voir !
Et comme le dit un personnage du roman : Sortez du virtuel ! Vivez votre vie !