Avec ces débats actuels sur la justice, son fonctionnement, l'idéologie des juges, etc..., n'est-ce pas le moment de lire l'oeuvre si célèbre du marquis de Beccaria, qui a eu, semble-t-il, tant d'influence dans la deuxième partie du XVIII°s sur le public éclairé, voire sur les magistrats eux-mêmes, et sans doute en France encore davantage que dans le pays d'origine?
La pensée de Beccaria est passionnante à suivre ; elle pose des principes qui sont, théoriquement, à la base de la pensée pénale de notre temps, mais que nous gagnerions peut être parfois à nous remettre en tête.
L'idée de fond est que la justice pénale a pour objet de dissuader ceux qui seraient, qu'ils se trouvent ou non dans une situation personnelle qui pourrait conduire à les comprendre, tentés d'entreprendre des actions contraires à l'intérêt et à la tranquillité de la société dans son ensemble, et de ses membres pris individuellement. Les peines doivent donc être dissuasives, mais ne doivent pas aller au delà de ce qui est nécessaire à cette dissuasion. Dans cet esprit, l'auteur montre pourquoi, selon lui, la peine de mort n'est pas plus efficace que la rétention à perpétuité pour atteindre cet objectif, et devrait donc être abandonnée, dans les situations les plus fréquentes.
De la même façon, les moyens d'investigation ne doivent pas aller au delà de ce qui est utile à la découverte de la vérité. Et l'usage de la torture, qui fait encourir le risque d'aveux mensongers destinés uniquement à faire cesser la douleur immédiate, est à proscrire ; elle est d'ailleurs de nature à brouiller les pistes des enquêteurs. Il est à noter à ce propos qu'il ne traite que de la torture dans la recherche d'aveux, et non pas celle que l'on exerce dans le but de recueillir des renseignements destinés à éviter des crimes en préparation, comme dans les cas de terrorisme.
Bref, pour lui, la question n'est pas d'abord de préserver les chances de réinsertion du coupable dans la société, même si elle est importante à ses yeux, mais de défendre cette dernière, sans aller au delà de ce qui est strictement nécessaire pour y parvenir, mais sans se tenir en deçà non plus.
On peut noter en passant, avec amusement, son raisonnement en faveur du port d'arme par les citoyens, qui est exactement ce qu'on entend de la part de l'American Rifle Society : pour ne pas laisser le monopole de cette capacité à posséder des armes à ceux qui ne respectent pas la Loi, et les utilisent contre la société, il faut que cette dernière donne la possibilité aux citoyens d'en posséder. Mais il faut replacer cela dans son contexte historique, qui est à peu près aussi celui du deuxième amendement de la constitution des États Unis, encore en vigueur, mais n'est plus le notre. À notre époque, des services de police bien structurés sont sensés remplir bien mieux l'objectif de la protection du citoyen qu'il ne le ferait lui-même ; à condition, bien sûr, qu'on ne leur conteste pas le droit d'utiliser la violence légitime dont ils sont sensés avoir le monopole.
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Je reconnais avoir traîner les pieds pour lire ce livre dont j'ai beaucoup entendu parler.
Un livre de droit, ça doit être insupportable a lire. Un bouquin du XVIII ème sur la justice, hmm ça ne fait pas rêver.
Et pourtant, une fois refermer, j'ai compris son statut de 'classique'.
Malgré son sujet a première vu austère et son age avancé, cet essai est limpide et agréablement construit.
Beccaria met un coup de pieds dans la fourmilière en prêchant, arguments à l'appui, pour une justice 'moderne' dans l'Europe des Lumières.
Les principales idées que j'ai retenus sont:
-Une justice identique pour tous
-Une application rapide et inévitable des peines afin rendre la justice certaine dans l'esprit de chacun.
-Ne pas punir les crimes 'physiques' par de amendes afin de ne pas 'exempter' les aristocrates.
-Abolir la torture, qui peut condamner des innocents et blanchir des coupables selon leur mental.
-Abolir la peine de mort, qui peut-être vu comme une moindre souffrance libératrice pour qui est croyant et n'a rien a perdre.
-Avoir une hiérarchie des peines qui soit proportionnelle aux délits. Ça peut éviter qu'un vol s'accompagne d'un homicide si la peine est la même.
J'aime beaucoup le fait qu'on nous présente Beccaria comme chantre du progressisme sur l'abolition de la peine capitale. Personnellement j'y vois tous l'inverse car l'auteur précise bien que la mort est une peine trop douce pour les crimes les plus atroces. A la place, il préconise une vie de souffrance via un séjour à perpétuité au bagne, histoire de faire réfléchir ceux qui sont dedans et dissuader ceux qui sont dehors . C'est beau l'humanisme :-)
Une excellente lecture qui rappelle que qu'une justice lente parait lointaine et devient inefficace...
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Un texte fondateur. A lire et relire, à battre et débattre.
Ce texte a sans doute vieilli, mais il garde une force, une verve et une profondeur. Sa (re)lecture est incontournable, à une époque où on veut rétablir la peine de mort, où les gens veulent faire "justice" eux-mêmes, sont prêts à confondre présomption et culpabilité, pensent que tout le monde sauf eux mérite d'aller en prison, refusent à autrui les éléments les plus infimes de dignité humaine, considèrent qu'un condamné n'a aucun droit, et même qu'il devrait être content d'être en prison plutôt que lapidé... j'en passe et des meilleures... bref, lisez-le et méditez le tout.
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Ce n'est point par la rigueur des supplices qu'on prévient le plus sûrement les crimes, c'est par la certitude de la punition ; c'est par la vigilance du magistrat et par cette sévérité inflexible, qui n'est une vertu dans le juge qu'autant que la législation est douce. La perspective d'un châtiment modéré, mais auquel on est sûr de ne pouvoir échapper, fera toujours une impression plus vive que la crainte vague d'un supplice terrible, dont l'espoir de l'impunité anéantit presque toute l'horreur. L'homme tremble à l'aspect des plus petits maux, lorsqu'il voit l'impossibilité de s'y soustraire, tandis que l'espérance, ce doux présent des cieux, qui souvent nous tient lieu de tout, éloigne sans cesse l'idée des tourments, même, les plus cruels, surtout quand cette espérance est encore fortifiée par l'exemple de l'impunité, que la faiblesse ou l'avarice n'accorde que trop souvent aux plus grands crimes.
À l'aspect de cette multiplicité de supplices, qui n'a jamais rendu les hommes meilleurs, j'ai cherché si, dans un gouvernement sage, la peine de mort était vraiment utile ; j'ai examiné si elle était juste. Quel peut être ce droit que les hommes s'attribuent d'égorger leurs semblables ? Ce n'est certainement pas celui dont résultent la souveraineté et les lois. Elles ne sont que la somme totale des petites portions de libertés que chacun a déposées ; elles représentent la volonté générale, résultat de l'union des volontés particulières. Mais quel est celui qui aura voulu céder à autrui le droit de lui ôter la vie ? Comment supposer
que, dans le sacrifice que chacun a fait de la plus petite portion de liberté qu'il a pu aliéner, il ait compris celui du plus grand des biens ?
Et, quand cela serait, comment ce principe s'accorderait-il avec la maxime qui défend le suicide ? Ou l'homme peut disposer de sa propre vie, ou il n'a pu donner à un seul ou à la société tout entière un droit qu'il n'avait pas lui-même.
Des vérités exposées jusqu'ici il suit évidemment que le but des peines n'est, ni de tourmenter ou d'affliger un être sensible, ni d'empêcher qu'un crime déjà commis ne le soit effectivement. Cette inutile cruauté, funeste instrument de la fureur et du fanatisme ou de la faiblesse des tyrans, pourrait-elle être adoptée par un corps politique, qui, loin d'agir par passion, n'a pour objets que de réprimer celles des hommes ? Croirait-on que les cris d'un malheureux rappellent du passé qui ne revient plus, une action déjà commise ? Non, le but des châtiments n'est autre que d'empêcher le coupable de nuire encore à la société et de détourner ses concitoyens de tenter des crimes semblables.
Les lois se trouvent encore en contradiction avec la nature lorsqu'elles exigent d'un accusé le serment de dire la vérité quand il a le plus grand intérêt à la taire ; comme si l'on pouvait s'obliger de bonne foi, par serment, à contribuer à sa propre destruction ; comme si la voix de l'intérêt n'étouffait pas dans la plupart des hommes celle de la religion.
Le suicide est un délit qui semble ne pouvoir être soumis à une peine proprement dite, puisqu'elle ne pourrait tomber que sur un corps froid et sans vie, ou sur des innocents.
Conférence de Philippe Audegean - Milan et l'esprit des Lumières : Cesare Beccaria, les frères Verri et la revue Il Caffe
Un nouveau cycle de conférences explore les échanges culturels, artistiques et diplomatiques au XVIIIe siècle entre le puissant royaume de France et la péninsule italienne, avant que celle-ci n'entame son processus d'unification.