La nuit venue, le diner sa rafraîchissait sous les ventilateurs. Rico retournait à son poste derrière le passe-plat. Je sortais brancher la guirlande lumineuse dont les ampoules miniatures clignotaient dans la vitrine. Et de nouveau, la promesse des petits plats de Rico poussait quelques ventres affamés à sortir de chez eux ; ils ralliaient le restaurant dans leur tas de ferraille et s’installaient au comptoir. De là, par intermittence, ils voyaient la veste blanche de Rico bouger derrière le piano et ils regardaient ses mains esquintées qui, année après année, disposaient leur tranche de pain de viande sur une assiette, dans le chagrin ou dans la joie. Ils bavardaient de tout et de rien, en me regardant enrouler des serviettes en papier autour des couverts. Ils demandaient une part de tarte en dessert.
J’en étais venue à reconnaître les routiers qui sillonnaient le pays selon des itinéraires immuables. Ces hommes-là saluaient en soulevant leur casquette, mangeaient vite puis traînaillaient devant leur dernière tasse de café. Je leur imaginais d’autres vies, ailleurs, des épouses, des bébés et des chiens qui attendaient leur retour. Certains soirs, je partais avant l’arrivée de Penny et je rentrais à la maison sous un ciel de la couleur imperméable d’une flaque d’encre. J’entrais sans faire de bruit dans notre maison aux volets fermés. Les chiens émergeait des poches d’ombre pour m’accueillir dans le couloir en remuant prudemment, loyalement, la queue. Je caressais leurs têtes au port solennel, je leur donnais à chacun un bout de fromage. Le signal du départ était un chuchotement, un baiser sur l’oreille, un claquement de mains pour sonner la dispersion. Je les écoutais cavaler dans l’escalier puis la porte de la chambre de Lamb grinçait. Ils se couchaient au pied de son lit, deux sentinelles en faction contre la nuit et tous les dangers que nous ne pouvions pas encore connaître.
Cette société furtive était un baume pour les condamnés à perpétuité du désert, ces êtres abrasés par le sable, ces âmes qui rouspéteraient éternellement entre terre et soleil. Oh, oui… l’Ouest prend soin des siens, dans ces petites bourgades oubliées loin de tout. L’or fait toujours rêver, et tout maudits que soient ces rêves , nous continuons à les nourrir.
« Peut-être les bleus sur mon visage lui rappelaient-ils que j’étais faillible; peut-être commençait-il à douter de ma capacité à survivre sans lui. Peut-être que je commençais à en douter moi-même. Mais le résultat était le même: l’un de nous tendait en cet instant vers l’indulgence, se penchait vers l’autre pour s’excuser. »
Petite, je me réveillais chaque nuit en pleurant, avec une intensité qui effrayait tellement Lamb qu'il me menaçait de me déposer à l'hôpital si je ne me calmais pas. Je n'avais pas peur d'un monstre, ni de moi-même. C'était le chagrin qui me fissurait - une fissure que je ne pouvais pas expliquer, un manque, de quelque chose ou de quelqu'un que je ne connaissais pas. Pouvez-vous me dire ce qu'est une mère ? Rien qu'on puisse mesurer.
J'avais beau pleurer toutes les nuits, aucune femme n'est jamais venue.
Mon image de Penny était celle de cette fille cool et intouchable du lycée, une Penny dont les aptitudes ne s'étendaient pas jusqu'au gardiennage. Toutefois cette image commençait déjà à perdre ses contours figés et à s'étoffer d'une complexité que j'apprenais encore à manœuvrer. Penny restait acerbe et désinvolte, mais je la découvrais aussi chaleureuse, drôle, joueuse, cruelle. Et comme tous les gens bien que j'avais pu connaître, elle aimait manger des pancakes l'après-midi.
J'ai fermé les yeux, et je les ai rouverts juste à temps pour surprendre une émotion fugace traverser son visage ; de l'incrédulité, de la peur. Il s'est enfoncé plus profondément en moi. J'ai creusé les reins, et j'ai regardé son inquiétude, et les dernières gouttes de mon enfance, disparaître.
- Tu penses qu'il existe des gens qui ne sont pas censés faire ceci ou cela ?
- Non. Il y a juste des gens qui ont peur, et d'autres pas.
Pomoc dans toute l’étendue de sa palette, du gris taupe et du noir charbon, et son ciel béant, éternel.
Si le désert était une mère, elle était de celles qui dévorent leur progéniture.