Il y a quelques années, Andros lançait un nouveau produit qui allait révolutionner ma conception de l'humanité : les liégeois de fruits. Après en avoir mangé avec d'autres membres de mon espèce, amis et famille réunis, je compris que le genre humain ne pouvait se diviser qu'en deux catégories : ceux qui touillaient le liégeois en une bouillasse irrespectueuse, et ceux qui honoraient comme il se doit les strates de fruits et de chantilly. Mon père faisait partie de la première catégorie. Moi, de la seconde. Il est donc clair que nous ne pouvions pas nous entendre.
Je rêve d'ignorer le brouhaha, de laisser les autres à leurs histoires, et de rejoindre mon père. Mais quand on sait qu'il y a eu plus de cent milliards de morts depuis la naissance de l'humanité, arriverai-je un jour à lui mettre la main dessus ?
Plus j'apprends à connaître mon père, bien plus mystérieux que ce que j'imaginais, plus je m'attache à lui. C'est ironique quand on sait que ni lui ni moi ne pourrons aller plus loin dans notre complicité mutuelle.
Entre ces conifères, repose le secret le mieux gardé du sud-ouest : mon père et moi nous sommes aimés. A notre manière, sans trop savoir y faire.
Et puis le temps passe. On oubli pourquoi on est triste. On traîne son deuil jusqu'a ce qu'un jour, ça fasse moins mal.
Toujours est-il que ce jour-là, et en dépit de l'enfer de ces derniers temps, il n'était pas question de répandre mes tristesses aux quatre vents. Le désespoir, m'avait appris mon père, ça se vit dans l'intimité d'une chambre, d'une nuit océanique, ou ça ne se vit pas.
Voilà, en quelques heures, comme j'aurais appris le résultat d'un match sportif à la télé, j'ai appris que mon père n'était pas que mon père. Qu'il avait son histoire à lui. Cachée de tous.
Mes amis diraient que je me suis encore une fois lassée. La vérité réside pourtant ailleurs, quelque part entre le cancer de mon père et mon incapacité à le pleurer.
C'est un peu infect quand on y pense, mais la mort est une bonne excuse, sinon la seule, pour être plus égoïste que d'ordinaire.
Il n'y a rien de plus louable en effet, et personne ne me donnera tort là-dessus, que de rendre hommage à nos morts.