Il pensa au Grand Être révéré par les prêtres de Vénus. Il pensa que ces prêtres l'adoraient mal, que leur religion était toute de restriction. On n'y parlait que de crainte et de prudence. Le Grand Être préférait certainement des hommes hardis et entreprenants. Il se maudit d'avoir douté de son existence. Et qu'importait le nom dont on l'affublait, cette Force Souveraine ! Les anciens l'appelait Seigneur. Les Vénusiens Grand Être. Et après ? N'était-ce pas le même ? Joachim s'aperçut qu'on pouvait à la fois être matérialiste et croire à des forces cachées. Voyait-on le vent ? Voyait-on la pensée ? Et pourtant, ces choses existaient.
Une autre fois, il fut réveillé en sursaut par une harmonie lugubre. C’était, à l’autre bout du château, comme un ouragan musicien soufflant dans une centaine de cuivre différents. Une symphonie vibrante et froide avec, en contre-chant, des arpèges de sources et des strideurs démentes.
Le lendemain, Joachim demanda l’origine de ce bruit gigantesque et magnifique, terrifiant comme le chœur chaotique de mille dieux et démons rassemblés.
- C’est mon org, dit Martha. J’aime à en jouer.
Org ? Ce nom barbare était inconnu du savant. Il imagina un monstre à cent bouches largement ouvertes, une espèce d’hydre de métal vivant, faite pour chanter les gloires tragiques du cosmos, ou bien, à pleine gorge, toutes les peurs et toutes les souffrances de l’enfer.
- Hum… voilà ! J’ai réussi à provoquer en bocal la genèse d’un batracien normal à partir d’un œuf énucléé, puis renucléé par le noyau d’une cellule banale prise sur un être adulte. La cellule donneuse provenait d’un simple épithélium.
- Traduit de votre charabia scientifique : vous avez retiré le noyau d’un œuf normal, vous avez remplacé ce noyau par celui d’une cellule quelconque prise sur un autre individu. L’œuf s’est est parfaitement satisfait et a continué de grossir pour un crapaud.
- Une grenouille !
- Si vous voulez… Pour donner une grenouille normale et… ?
- Cette grenouille est la jumelle de la grenouille donneuse.
La corde est longue et mordorée
Qui va de l’homme au dieu vivant
L’ancienne race est abîmée
Saut un pilier hors du néant.
La science était tolérée, sur Vénus. Mais le Consistoire, présidé par Sa Haute Prudence, se chargeait de la maintenir dans d’inoffensives limites. De même, autrefois, certaines tribus d’Afrique avaient toléré chez elles la présence des forgerons, nécessaires à l’économie villageoise mais soupçonnés d’entretenir un commerce dangereux avec les esprits du feu. Cela, les gens de Vénus l’ignoraient, comme ils ignoraient la proto-histoire terrienne.
H sur deux po, c’est le spin
Heinsenberg est un vieux sot
Delta t égale zéro
Et donc pas d’incertitude
Avec cette promptitude
Mais l’homme toujours lambine.
- La Science, dit-il à haute voix, n’est pas si mauvaise. Sans la Science, Vénus n’aurait jamais été habitable. Ce sont des savants qui ont régularisé son climat autrefois.
Quoique très en colère, il eut l’impression de blasphémer, tandis qu’une voix intérieure lui disait : sans la Science et les savants, la Terre serait toujours habitable et l’Homme n’aurait pas eu besoin d’émigrer.
Château de sucre, tu fonderas
Ton glucose se répandra C six, H douze, O six
Chantons de profundis.
Toute science était dangereuse. Et quoiqu’il eût pensé différemment naguère, il fallait avouer qu’il était aussi dangereux de toucher à la cellule qu’à l’atome. Sur ce point, la Haute-Prudence avait raison.
Mais Joachim en voulait à la Haute-Prudence d’avoir péché par excès de zèle. Si l’Inspecteur-Prêtre ne l’avait pas tracassé à propos de grenouilles, il aurait pu pousser plus loin ses travaux et ne se serait pas trouvé désarmé devant les jumelles. La Haute-Prudence aurait dû s’appeler la Sainte-Frousse.
Trois pas dans l’Aither
Et retour sur Terre
Jette la vertèbre
Et la noire algèbre
Le grelot promène
La bêtise humaine.