Un roman intimiste qui relate l'engagement de civils dans l'armée allemande pendant la première guerre mondiale : peu de personnages, mais des personnalités décrites en profondeur. Issus de milieux sociaux différents -Percy Pfeil l'aristocrate, Jean Karsten l'étudiant, Klaus Wirtulla l'apprenti bachelier, Heinrich Oberüber, l'homme à tout faire-, "ils ne se disputent jamais. Ils forment l'indestructible noyau de l'escouade" (chapitre V - page 115). Mieux, ils seront des frères d'armes, illustrant à merveille la phrase d'Antoine de
Saint-Exupéry : "Force-les à construire ensemble une tour, tu les transformeras en frères". Encadrés par des militaires de carrière, ils seront souvent traités avec condescendance, voire mépris. Ils se révèleront néanmoins d'humbles héros.
La grande permission raconte leur courage au quotidien, dans l'enfer des tranchées, avec la conscience que leur vie peut cesser d'un coup et la certitude que, s'ils en reviennent, rien ne sera plus comme avant.
Avec eux, et grâce au talent d'
Ernst Wiechert, on fait l'expérience de la peur, notamment lorsqu'ils entendent des rafales : "Ils ne les voient pas mais perçoivent les cris, affreux, qui s'échappent des lèvres humaines. de leur vie ils n'ont jamais rien entendu de semblable" (...) Alors, "ils sentent leur vie se recroqueviller au tonnerre des obus" (chapitre IV - pages 96 et 97). L'épreuve du feu les transforme. "Ai-je changé ?", demande Jean (chapitre IV - page 98). En tout homme envoyé au front, cohabitent en effet le soldat et l'enfant qui a gardé son âme intacte. Et qui, "l'épouvante dans les yeux, se débat pour échapper à la main qui le mène au supplice" (chapitre V - pages 106-107). C'est donc l'attente de la relève qui les aide à tenir. Lorsqu'elle arrive enfin, elle rend le sac moins lourd et le pas plus ferme...
Le lecteur subit la blessure de Jean, celle de Klaus Wirtulla, qui perd ses deux jambes, celle d'un artilleur qui a perdu ses deux bras et à qui, suprême méprise, un bouquet de fleurs est offert sur son lit d'hôpital, alors qu'il ne peut le prendre (chapitre VIII - page 182). Après l'hôpital, arrive donc la permission. La première personne que Jean rencontre à la gare de son village est d'ailleurs le père Wirtulla, "aussi las que s'il marchait avec les jambes de son fils" (chapitre VII - page 160). Il y a surtout sa mère, Gina, dont le lecteur a pu faire connaissance dans
L'enfant élu, et dont la figure illumine les deux ouvrages. Sachant ce qui attend nos humbles héros, le retour de permission est un moment d'angoisse et une tentation de désertion...
Avec
Ernst Wiechert, les situations de la vie, parfois d'apparence anodine, prennent une densité et une profondeur rarement atteintes. Ceci résulte notamment des images et des comparaisons très expressives qu'il utilise (le bruit des culasses qui donne l'impression qu'on a tiré à la fois "les cent verrous de la porte qui va s'ouvrir sur l'inconnu" (page 90), ou encore la mélodie qui "attente à la pureté de la nuit comme une ritournelle de piano dans la chambre d'un mort" (page 120) ; le lecteur lui sait gré de ce talent présent tout au long du roman. Les faits et gestes de ces soldats sont par ailleurs empreints de gravité. Et pourtant, ces hommes restent d'une grande simplicité. Ils sont attachants par leur humanité et le lecteur se retrouve facilement dans tel ou tel trait de leurs caractères. Ainsi, cet ouvrage constitue un hommage aux humbles, une sorte de version littéraire des monuments aux morts qui ornent les places de nos villages. Alors,
la grande permission ? Non seulement, c'est permis, mais c'est vivement recommandé !