Juste avant un épuisement professionnel annoncé,
Pauline Wald a quitté son emploi de cadre bancaire à Paris pour se lancer sur la voie de Compostelle. Une histoire apparemment banale, mais qui va beaucoup plus loin.
En effet, la trentenaire alsacienne d'origine ne se contente pas d'un simple récit de ses pas sur la voie du Puy, elle décrit aussi dans le détail ses tourments psychologiques.
Pauline est l'archétype même de la « fille intelligente qui veut plaire à tout le monde quitte à s'oublier elle-même » ... Soit exactement le profil analysé par
Thomas d'Ansembourg dans “
Cessez d'être gentil, soyez vrai !”. Pour faire plaisir à ses parents, elle a emprunté la voie royale vers la réussite sociale : prestigieuse école de commerce puis CDI dans une grande banque.
Le problème, c'est qu'à force de suivre à la lettre les « injonctions » de sa famille pétrie de valeurs bourgeoises, elle s'empoisonne lentement mais surement en vivant une existence dans laquelle elle ne se reconnaît pas : «Quel est le sens d'une vie sans rencontre profonde avec soi? Peut-on vraiment connaître l'autre si on ne se rencontre pas soi-même dans nos facettes les plus sombres ? La profondeur du lien que nous créons avec l'autre ne serait-elle pas dépendante de l'intensité de la rencontre avec soi? »
Et de poursuivre : « Je traverse des villages avec de belles maisons à colombage, mais je me sens étrangère. Je ne fais que passer. J'ai l'impression d'être la spectatrice de la vie d'autres personnes sans être actrice de la mienne. Je regarde les habitants de ces maisons interagir, s'occuper de leurs enfants et de leurs jardins (...) J'ai envie de comprendre qui sont ces gens, plus en profondeur. Qu'est-ce qui les incite à se lever le matin ? Où courent-ils ? Que cherchent-ils ? Et pourquoi ? Se posent-ils même la question ? Cela me renvoie à ma propre vie. Parfois, j'aimerais moins
m'interroger et être comme tous ces gens qui semblent suivre le schéma classique sans trop réfléchir. »
Alors, à défaut de s'entretenir avec le citoyen lambda sur ce qui l'anime, Pauline va proposer à des pèlerins croisés en route de lui livrer une partie de leur intimité :
- Pourquoi es-tu parti sur le chemin ?
- Qu'est-ce que tu cherches ?
- Quelles réponses à tes questionnements espères-tu trouver ici ?
- Etc.
En parallèle, tourmentée par une souffrance morale que la fatigue physique peine à atténuer elle va encore plus loin dans sa propre introspection : « Et s'il n'y avait pas de Dieu ? Alors quel serait le sens de la vie ? On naît, on travaille, on se marie, on fait des enfants, on continue de travailler jusqu'à la retraite et on meurt.
La vie ne pouvait quand même pas se résumer à ça? Ces questionnements qui m'ont visitée enfant refont surface en ce moment. Quel est l'intérêt de posséder un bout de terre puisque de toute façon, nous ne l'emporterons pas dans notre tombe ?
J'ai l'impression que la vie ne peut avoir de sens qu'à travers l'exploration de son mystère et de sa magie. Peut-être parce que, comme le dit
Pierre Teilhard de Chardin, nous ne sommes pas des êtres humains vivant une expérience spirituelle... Nous sommes des êtres spirituels vivant, pendant une courte période qu'est la vie, une expérience humaine. »
Parvenue sur le plateau de l'Aubrac, elle accepte enfin de lâcher prise concrètement, pas seulement en théorie : « Il a fallu que j'emprunte le chemin du "succès professionnel" et que je frôle le burn-out pour que la spiritualité vienne à nouveau frapper à ma porte, encore plus fortement. Je n'ai plus envie de me protéger et d'essayer d'éviter d'être blessée, car la blessure est l'endroit par lequel la lumière peut se frayer un chemin en moi. »
Dans sa position de vulnérabilité assumée, elle reçoit inévitablement des conseils de la part des pèlerin-e-s auxquel-les elle se confie avec parfois un impact assez mitigé : « J'apprends à prendre les conseils qu'on me donne avec beaucoup de scepticisme. Chaque personne vit dans une réalité différente qui se manifeste selon ses propres filtres, ses peurs et ses croyances. Il y a des peurs qui ne nous appartiennent pas et que nous portons sur notre dos, par loyauté ou par conformisme. Dans mon cas, je n'ai pas eu peur de me faire agresser en partant marcher seule. Néanmoins, j'ai failli intérioriser cette peur au fur et à mesure qu'on me parlait des risques que je prenais. Pas une anxiété qui vient du fin fond de mon être : une anxiété apprise, une anxiété de surface. Celle que je croyais devoir ressentir.»
Et, naturellement serais-je tenté d'écrire, la narratrice ne peut éviter LA QUESTION qui la taraude depuis qu'elle a fini ses (longues) études : comment doit-on aborder le travail ? Comme un sacrifice, comme un mal nécessaire ? Non affirme-t-elle avec force : « Travailler sans amour, dans la frustration, c'est apporter notre frustration au monde. Que l'on soit boulangère, danseur ou employé de banque, si l'on n'a pas envie d'être à la place que l'on occupe, alors on le fait subir au monde, à nos collègues, nos amis, nos enfants et surtout à nous-même... Je n'arrivais plus à mettre d'amour dans mon travail. C'était un énorme gâchis. Je pense à Benjamin qui me confiait qu'il s'arrêterait de travailler s'il n'avait pas besoin d'argent pour vivre. J'ai aussi par moments espéré cela. Mais au fond, ce dont j'ai vraiment envie, c'est de pouvoir jouer ma propre note de musique dans l'orchestre de la vie, librement et dans la joie. Et je crois que la clé pour savoir quelle note de musique jouer, c'est la connaissance de soi, obtenue en se connectant à ses sensations au quotidien. Quand j'exerce telle ou telle activité, est-ce que ça génère une expansion dans mon corps, ou une contraction ? Est-ce que ça me rend joyeuse ? Est-ce que ça a du sens ? »
C'est ici que j'ai été surpris de voir à quel point les questions que se pose Pauline et les réponses qu'elle ébauche rejoignent à 90% la réflexion de d'
Ansembourg dans son remarquable ouvrage «
Qui fuis-je ? Où cours-tu ? A quoi servons-nous ? ». Et là, je me dis qu'une rencontre publique de la marcheuse tourmentée et du psychologue innovateur pourrait valoir son pesant d'or !
Mais revenons à «
Marcher vers son essentiel ». Par la suite, logiquement,
Pauline Wald s'attaque à la notion de bonheur : « À fleur de peau, je ressens tout plus fort, la joie, mais aussi la tristesse et la colère. J'ai encore du mal à accepter ces émotions désagréables comme partie intégrante de cette aventure humaine. Pourtant, je ne connais personne qui vive tout le temps au sommet de la montagne et qui ne descende plus dans l'abîme.
Et si un obstacle au bonheur était de croire qu'on doit être heureuse par défaut? Il ne s'agit pas d'essayer de devenir la plus belle version de soi-même ni d'arriver au sommet de la montagne. Il s'agit de continuer à s'aimer même quand on se sent au plus bas et quand on marche dans le brouillard. »
Alors, à force de creuser au plus profond d'elle-même pour trouver ne serait-ce qu'un soupçon de vérité, l'ex-cadre bancaire parvient, j'en suis convaincu, à en toucher du doigt une petite parcelle, mais quelle parcelle ! « Je vois tous ces pèlerins marcher sur leur propre chemin, rencontrer des embûches ou de grandes joies. Mais peut-être que la destination finale est la même pour toutes et tous. On croit marcher vers Saint-Jacques-de-Compostelle ; je crois qu'on marche vers soi. Pas vers le moi égocentrique : vers le soi le plus profond, son essentiel (
Thomas d'Ansembourg dirait "vers l'intériorité citoyenne"), derrière les couches de protection et de conditionnements. Et en touchant à ce moi, au coeur de l'oignon, on rencontre aussi l'autre plus profondément. »
Vous l'aurez compris, la quête intime de
Pauline Wald m'a bouleversé et ses échos en moi ne sont pas près de s'éteindre tant ils touchent au plus profond de mon être. J'ai lu une bonne vingtaine de récits de pèlerins, mais celui-ci constitue un témoignage exceptionnel de par la portée universelle des questionnements qu'il soulève et des réponses qu'il ébauche. Un livre à mettre entre toutes les mains, y compris les plus fragiles ou les plus abîmées par la vie.