Aglaja Veteranyi est née en 1962 à Bucarest. Il me semble que le roumain était sa langue maternelle, malgré son nom qui fait penser à une appartenance à la minorité hongroise. Elle s'est suicidée en 2002 à Zurich. À part ce livre, qui a connu le succès en pays germanophone en 1999, trois autres d'un recueil de poésies avec illustrations en édition limitée ont paru à titre posthume. Une traduction en français existe : elle était néanmoins un peu plus chère et je préfère lire l'original, quand c'est possible.
Commençons par deux ou trois choses. La couverture parle du roman autobiographique d'une ex-analphabète. Soit, cependant l'auteure parlait apparemment espagnol et roumain avant d'arriver en Suisse, après quoi elle a appris tardivement l'allemand, écrit et oral : un apprentissage plus performant que lacunaire. Pour l'autobiographie, c'est également plus compliqué qu'à première vue. Soit, a priori, la narratrice vit avec ses parents originaires de Roumanie, dans un cirque, donc… Néanmoins, selon certains,
Aglaja Veteranyi était une personne animée, lectrice assidue, qui passait une large partie de son temps à collectionner, à raconter des histoires (comme d'ailleurs plusieurs personnages), qui publiait depuis des années des histoires courtes dans des revues, en d'autres termes une narratrice presque chevronnée tout à fait à même de brouiller les cartes du jeu fictionnel.
Bien qu'il s'agisse d'un roman, la forme courte y domine: certaines pages ne font qu'une ligne et les quatre chapitres sont divisées en mini-sections qui n'excèdent que rarement deux pages. La langue, du point de vue du lexique, est simple, le tour de force réside dans l'usage du court ou très court, souvent aussi des capitales, pour donner l'illusion de simplicité à une structure au fond très complexe. J'irai jusqu'à classer l'auteure parmi les rares qui créent leur propre langage fictionnel en poursuivant, il est vrai, une tradition aussi bien roumaine (de
Ion Creanga à
Calin Torsan) que suisse (
Peter Bichsel).
Sur l'histoire elle-même, cela me rappelle une phrase de Luc de Larochellière (?) : c'est souvent à vingt ans qu'on découvre le monde, après on fait ce qu'on peut pour un peu l'oublier, à ceci près que la narratrice, pas aidée par la misère et sa famille, le découvre plutôt à douze ans. le roman parle des processus, des écrans de la mémoire, des stratégies discursives pour éviter le sordide et l'horreur menaçante, comme se raconter des histoires qui font peur. Accessoirement, on perçoit aussi le gouffre entre la pauvreté et la richesse (la conclusion de l'oral d'admission à l'école de comédie est à cet égard particulièrement glaçante : désolé, mais nous ne sommes pas au cirque, ici), les inégalités comme on dit, sans qu'on sache vraiment quelle falaise est la plus enviable. La conclusion, pour moi, est un texte de punition que la narratrice s'invente: "und Kinder will ich keine" [et des enfants, je n'en veux pas], subtile allégorie des sociétés industrialisées, où le taux de fécondité s'est éloigné depuis un moment du seuil de renouvellement.
Au fond du gouffre, il y a un lac et il est indiciblement triste, avec toutes les histoires qu'elle avait à raconter, même déchirantes, qu'
Aglaja Veteranyi ait fini par s'y noyer.