« Que de choses niées la veille dont le lendemain a fait des réalités. » Cette phrase résume assez bien, je crois, l'état d'esprit qui sous-tend ce diptyque fameux de
Jules Verne consacré à la Lune. Ici, plus qu'ailleurs, l'auteur exalte les vertus du progrès technique, dont il ne connaîtra pas – fort heureusement pour lui – l'abominable apogée, en 1914-1918.
Et quoi de mieux que les jeunes et dynamiques États-Unis, au lendemain de la Guerre civile – ou guerre de Sécession –, pour réaliser le pari fou d'envoyer un projectile sur l'astre lunaire ? Soulignons là le trait de génie de
Jules Verne, ayant mis à la tête de cette initiative les membres d'un certain Gun-Club, fabricants de canons ! C'est d'ailleurs avec une ironie non dissimulée que l'auteur fait dire au président de ce club si particulier, où les membres se désolent de l'improductive paix : « Je me suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe siècle » ; à savoir la conquête de la Lune, bien plus pacifique que la construction d'engins de mort…
Comme dans toutes les utopies verniennes – et ainsi que me l'a enseigné jadis un spécialiste du genre –, cela ne se déroule évidemment pas comme prévu, Verne distillant avec bonheur des accidents à un récit qui pèche parfois par excès de zèle instructif, bombardant le lecteur de données scientifiques et techniques dont il ne retiendra que le quart, au mieux. L'auteur est ainsi fait, et n'oublions pas que ses oeuvres étaient éditées par Hetzel dans la Bibliothèque d'éducation et de récréation.
Cependant, l'inventivité et le souffle narratif sont bel et bien là, qui agrémentent le récit de personnages hauts en couleur tels que Barbicane et Nicholl, sans oublier un Français excentrique – Michel Ardan –, lequel est à l'initiative du voyage lunaire habité, qui ne devait pas l'être à l'origine. Ces trois astronautes d'un genre particulier se résument ainsi : Barbicane est « un savant résolu » ; Nicholl, « un être flegmatique » ; Michel Ardan, « un aventurier audacieux ».
Ces personnages, verniens jusqu'au bout des ongles, peuvent sembler au lecteur contemporain de désuètes caricatures – particulièrement l'ami fidèle et agité, resté sur Terre, J.-T. Maston. Pour ma part, je me contenterai de dire qu'ils sont des archétypes destinés à servir un but : celui de voyages si justement désignés comme extraordinaires. Et extraordinaire il l'est ce voyage
autour de la Lune, ainsi que ses préparatifs titanesques. Et, à l'instar d'un autre voyage – au centre de la Terre, où l'on apercevait, notamment et furtivement, un géant –, il nourrit abondamment l'imaginaire, avec ce semblant de réponse à la question majeure : la Lune est-elle habitée par la vie, spécialement les mythiques Sélénites ? L'auteur restera là-dessus évasif, tout en laissant ses personnages trancher : « La Lune fut ceci, un monde habitable et habité antérieurement à la Terre ! La Lune est cela, un monde inhabitable et maintenant inhabité. »
Sous le sceau du positivisme, le récit s'offre le luxe de théories parfois extravagantes, basées sur l'état des connaissances lunaires d'alors – ignorant par exemple l'existence de Théia, un astre qui, à la suite de sa collision avec la Terre, provoqua la naissance de la Lune. Mais il n'est pas question ici de vérité ; plutôt de vraisemblance. Et c'est cela qui fait la force des romans de
Jules Verne, lesquels, par-delà les époques, perdurent dans notre imaginaire.
À noter que l'intrigue se déroule, une fois de plus, dans un espace circonscrit : un projectile habité par trois explorateurs et quelques animaux, dont un malheureux chien condamné à errer, mort, dans les immensités de l'espace.
Car les héros verniens ont une tendance – que je ne leur contesterai pas ! – à l'entre-soi :
L'île mystérieuse, par exemple. Ce que confirme le commentaire édifiant de Michel Ardan à propos d'un paysage lunaire : « Comme ils vivraient là, calmes et isolés, tous ces misanthropes, tous ces haïsseurs de l'humanité, tous ceux qui ont le dégoût de la vie sociale ! »
Que serait, enfin, une oeuvre de
Jules Verne sans ses illustrations ? Elles sont très fidèles au récit dans le premier tome et nettement plus oniriques dans le second, servies sans doute par les envolées lyriques du très peu scientifique Michel Ardan – au nom prédestiné, comme l'était celui d'un capitaine qui ne voulait être plus personne (Nemo, en latin) pour le reste de l'humanité ! – entouré de deux scientifiques à la tête plus froide.
Donc : embarquez et voyagez, dans tous les sens du terme. C'est très thérapeutique à une époque d'un matérialisme aussi froid qu'effrayant…