Le 18e album des aventures d'Astérix le Gaulois obéit à deux règles tacites de la série : 1. l'alternance voyage / village et 2. tout voyage est motivé par la quête d'un objet ou par un appel à l'aide venu de l'étranger. L'album sort en 1972 et à ce stade, ces règles sont généralement bien suivies. Les Lauriers de César se situe entre deux albums casaniers le Domaine des dieux et le Devin, et l'action se déroule principalement à Lutèce, puis à Rome, la première scène de village n'arrivant qu'à la toute dernière page avec le banquet final.
La quête d'un objet servant de fil conducteur au scénario se vérifie par exemple dans La Serpe d'or (une serpe), le Tour de Gaule d'Astérix (des produits régionaux), le Bouclier arverne (le bouclier de Vercingétorix), Astérix et le Chaudron (des sesterces pouvant remplir le chaudron), Astérix chez les Helvètes (un edelweiss). Dans le cas présent il s'agira de répondre à un défi culinaire, lancé par Abraracourcix à son détestable beau-frère Homéopatix, et de rapporter la couronne de lauriers de Jules César pour l'utiliser dans un ragoût !
Cet album exploite l'animosité et les relations exécrables que l'on devine entre Abraracourcix et son beau-frère Homéopatix. Mais au-delà du conflit familial classique, se fait jour plus largement la rivalité entre Lutéciens et habitants de la Gaule profonde. On avait déjà eu un aperçu du Lutécien désagréable dans Astérix et les Normands avec Goudurix, roulant à toute allure dans le village et qualifiant de plix (plouc gaulois) les villageois qui l'accueillent. Avec le frère de Bonemine, les auteurs frappent encore plus fort et créent le prototype du Lutécien antipathique, méprisant et imbu de lui-même. Homéopatix déteste son beau-frère qu'il surnomme « Machin » et n'hésite pas à l'humilier devant sa femme et ses invités : « On ne peut vivre qu'à Lutèce, tu sais. le reste de la Gaule, c'est bon pour les sangliers » (page 8) ou « Évidemment, ça doit te changer de la nourriture du village » (page 9). On retrouvera beaucoup plus tard Homéopatix fidèle à lui-même dans l'Iris blanc.
Dans cet album apparaît le désormais célèbre « Farpaitement ! » prononcé par un Obélix ivre et qui fera date. Souvenez-vous, Obélix avait déjà pris des cuites mémorables dans Astérix chez les Bretons et dans Astérix chez les Helvètes, mais sans autres conséquences plus graves qu'un petit sommeil réparateur. Ici, l'expression symbolise la perte de bon sens et d'idées claires, menant à des paris stupides ou à des raisonnements trop simplistes. Quand Obélix demande à Astérix ce qu'il pense de son plan pour récupérer les lauriers, ce dernier lui répond : « il est farpait » (page 11).
L'expression fera date mais dépassera aussi largement le domaine d'Astérix. Elle apparaît chez Coyote (Litteul Kevin, tome 2, 1993),
Sokal (Canardo, tome 13 : le buveur en col blanc, 2003), Witko (L'homme qui ne valait plus rien, 2003), Glaudel (Les Maîtres cartographes, tome 6, 2002) mais aussi Reynes (Sexy gun, tome 2, 2004) ou encore Emmanuel Guibert (Sardine de l'espace, tome 2, 2007). Autant d'hommages discrets au génie de Goscinny et d'
Uderzo.
Les caricatures de personnalités ne sont pas oubliées, avec l'apparition de Jean Richard (page 40) en dresseur de fauves désappointé du cirque Maxime. D'autres références qui ne passent pas inaperçues proviennent du monde antique et inspirent les poses outrées de l'esclave grec musclé de chez Tifus (page 16), qui successivement, imite les attitudes du Penseur de Rodin, de l'Apollon du Belvédère, de Laocoon et du Discobole. L'étal du marchand d'esclaves Tifus rappelle fortement le tableau « le Marché aux esclaves » de Gustave Boulanger.
D'autres évocations de tableaux parsèment la série des albums Astérix et j'aurais sans doute l'occasion d'y revenir. Rappelez-vous : « le Radeau de la Méduse » de Théodore Géricault (Astérix légionnaire), « La leçon d'anatomie du docteur Tulp » de Rembrandt (Le Devin), « La Campagne de France, 1814 » d'Ernest Meissonier (Astérix chez les Belges), « La Grande Vague de Kanagawa » d'Hokusai (La Grande Traversée), « Repas de Noces Paysannes » de
Pieter Bruegel (Astérix chez les Belges), « Louis XIV » de
Hyacinthe Rigaud (Le Grand Fossé).
D'autres références, encore plus discrètes celles-là, sont visibles (pages 30 et 33) au niveau des graffitis gravés sur les murs de la cellule où sont enfermés Astérix et Obélix : « Veritas odium parit » ; « Gloria Victis » ; « Interdit d'interdire » ; « Mort aux lions » ; « C'est du CXVII (117) au jus ».
La première citation provient de : « obsequium amicos, veritas odium parit » (la complaisance fait des amis, la franchise engendre la haine) attribuée à Térence. « Gloria Victis » (gloire aux vaincus) inverse le "Vae Victis", expression latine signifiant « Malheur aux vaincus » et prononcée par le chef gaulois Brennus, vainqueur de Rome. « Interdit d'interdire » et « Mort aux lions » (transposition de Mort aux vaches) ont des relents de mai 68, encore bien présent à l'esprit à la date de parution de l'album. « C'est du CXVII au jus » est une expression datant du service militaire obligatoire où on indiquait le nombre de jours restant à faire, ici 117, comme OSS 117, plus vraisemblablement un nombre pris au hasard ou dont la signification est connue d'
Uderzo seul.
Cet album est une réussite, même s'il marque à mon avis un léger fléchissement par rapport aux précédents. On peut en effet porter à son crédit : l'idée de départ du scénario assez originale, l'apparition de personnages nouveaux (Homéopatix et Galantine) au caractère bien trempé, les gags burlesques toujours aussi efficaces, les personnages secondaires hauts en couleur, le dessin toujours aussi précis d'
Uderzo, qui exprime à la perfection les mouvements et les expressions des personnages, mais aussi qui décrit avec rigueur et minutie les bâtiments antiques (maison de Claudius Quiquilfus, palais de Jules César, tribunal, cirque).
J'ai un peu moins aimé le traitement final de la récupération des lauriers de César, qui aurait pu être davantage travaillé. Je regrette en particulier la facilité avec laquelle Astérix et Obélix se procurent la couronne : la rencontre avec Garedefréjus qui par un extraordinaire hasard est devenu l'esclave de Jules César et participera à son triomphe en tant que porteur des lauriers et l'échange de l'objet tant convoité en pleine rue et dans un épais brouillard, sans vérification préalable de son authenticité (on évite ainsi un passage dans le Palais et quelques péripéties plus mouvementées pour faire sortir la couronne), le tout expédié en 5 cases montre en main.
Il n'empêche, tout cela fonctionne « farpaitement » et, lors du banquet final, Abraracourcix peut savourer pleinement sa vengeance en offrant une « châtaigne » à son-beau-frère Homéopatix (une spécialité culinaire gauloise qui rappelle la fin du Tour de Gaule, où il était également question de réussir un pari culinaire et une invitation de l'adversaire au banquet final). Par chance, fidèles à la tradition des banquets dans Astérix, ni Bonemine ni aucune femme du village ne participent à ce banquet. Bonemine n'assistera donc pas à la victoire de son mari et ne verra donc pas cette scène brève mais violente entre les deux beaux-frères. Pour Abraracourcix, l'honneur est maintenant rétabli et l'esprit de vengeance déjà oublié devant un succulent ragoût de sanglier braisé et délicatement parfumé aux lauriers de César.