L'inflation de la gloire : Berlin 1931

Encore un ecrivain (peut-on dire ecrivaine?) qui, malgre un certain succes, a ete oubliee et “redecouverte" apres des lustres. Encore une auteure qui a du fuir l'Allemagne nazie (tres tot, des 1933, suite a des agressions de S. A.), se refugier un temps a Prague et partir pour la Palestine ou elle reste jusqu'en 1938, quand elle se fixe definitivement a Londres. Encore un livre brule qui n'a ete reedite en Allemagne que dans les dernieres annees 80 et n'a donc ete traduit en d'autres langues que vers la fin du XXe siecle ou le debut du XXIe. Il est clair que c'est ce qui m'a pousse a le lire.

Comme souvent, le titre francais differe de l'original: “Kasebier conquiert le Kurfurstendamm” (la grande artere chic berlinoise). Tout commence par cela, l'ascension fulgurante et en fait incomprehensible d'un minable chanteur de cabaret. Mais tout ne s'arrete pas la, parce que de nombreux acteurs, de nombreux secteurs, veulent profiter de cette ascension. La presse, le monde du theatre, l'industrie du batiment, la banque, tout le monde veut sa part de gateau, et beaucoup paieront le prix quand le succes, ephemere, deviendra chute vertigineuse, quand la conquete aboutira a la debacle.

C'est le roman qui est vertigineux. Un roman sur le rythme effrene de la vie urbaine, sur les aleas de la reussite, sur les allers-retours des associations d'interet, sur les fluctuations des crises, politiques ou economiques (plutot politico-economiques, un mariage force, ni d'amour ni de raison). Surtout sur la turbulence de certains et la crispation de nombreux autres en systeme capitaliste, et sur la manipulatrice et pernicieuse force de la propagande. C'est vertigineux parce que l'auteure campe de tres nombreux personnages, qui presque tous veulent monter sur le tramway en marche sans que personne ne connaisse ni la destination finale ni meme le prochain arret, dont ils ont entrevu la premiere lettre de la station: F. Mais est-ce Fortune ou Faillite?

Et tout ce remue-menage, toute cette agitation, provoque des scenes et des dialogues qui ont commence par eveiller des sourires, m'ont rendu par moments hilare et ont fini par me faire rire jaune. Parce que si la trame est adaptable a nos jours et a n'importe quelle grande ville, je savais d'avance que le livre parut en 1931, et je savais quelle crise il denoncait, de quelle societe en crise l'auteur se moquait, et quelle crise elle annoncait, consciemment ou inconsciemment.

Une citation, pour le plaisir: “Pour devenir le vrai chouchou du peuple, il chanta comme bis : « Ich tanz Charleston, du tanzt Charleston, er tanzt Charleston, tanzt noch jemand Charleston ? ». Mais a quoi bon danser le charleston a cinq minutes de la Reichenberger Straße, ou le week-end on s'occupe de tendre des fils depuis le balcon pour faire grimper la vigne vierge, ou il faut s'occuper du pater familias, lui faire a manger, repriser ses habits et lui frotter le dos ? Tout le monde chantait en coeur sur le modele du charleston : « Je vais pointer au chomage, tu vas pointer au chomage, il va pointer au chomage, et vous, vous faites quoi ? » – « J'ai besoin d'un credit, tu as besoin d'un credit, il a besoin d'un credit, et vous vous avez besoin de quoi ?”

Ce livre, un succes a sa parution, a valu a son auteure l'exil et un tres long silence. Mais ce n'est pas pour cela qu'il faudrait le lire. Il merite de nombreux lecteurs pour ses qualites intrinseques: il a un rythme endiable, il est drole, amusant, et comme un plus, il provoque la reflexion. Et un texte court, avec ca! Un bon moment de lecture.