Cédant aux critiques élogieuses, je me lance dans la lecture de ce livre de près de mille pages pour une immersion dans les sept dernières années de l'Allemagne de l'Est, celles qui ont précédé la chute du Mur en 1989; celles qui ont vu le régime s'essouffler et les derniers avatars de l'autoritarisme piloté depuis Moscou s'exprimer dans des soubresauts tantôt tragiques, tantôt comiques. L'auteur,
Uwe Tellkamp est nous dit-on chirurgien de son état (mais quand a t-il trouvé le temps d'écrire ce roman?). Dans ce superbe livre, il décrit de l'intérieur, et l'on s'en doute parfois sur le mode autobiographique, les avanies et folklores divers du régime est-allemand. Il utilise pour cela le fil d'Ariane constitué par une famille, père, frères, soeurs, oncles, tantes et grands parents, auxquels viennent s'ajouter grand-parents et amis divers. Se détachent cependant du lot trois personnages masculins, les critiques jugeront peut être que c'est la trinité selon laquelle s'est construit l'auteur: le père, Richard, brillant chirurgien dont on fête les cinquante ans au début du livre durant 80 pages de pur art littéraire. Son fils Christian, bachelier puis soldat perdu au service militaire sans fin de l'ex RDA comme tankiste. Enfin Meno, l'intellectuel, oncle maternel de Christian éminent critique littéraire, mais aussi zoologiste et entomologiste. Pas seulement critique du reste ce Meno, car aussi doué d'un talent d'écrivain poétique que l'on découvre au fil des pages et d'un sens politique aigü qui lui permet de naviguer sans trop de dommages dans les jeux de pouvoirs terribles de la RDA et de sa nomenklatura. Au passage petite pirouette de l'auteur qui donne comme surnom à Christian durant sa période de bidasse "Nemo" , jeux d'anagrammes avec Meno, sur le néant de la personne dans ce régime.
Il a été comparé ce roman à la "Montagne sacrée" de
Thomas Mann, en raison du parcours initiatique du jeune Christian, des sept années du récit, de la peinture de la bourgeoisie allemande au seuil de la première guerre mondiale. Si je partage ce point de vue sur la comparaison avec
Thomas Mann, je suis plus réservé pour le rapprochement avec la "Montagne sacrée" qui s'apparente davantage à un
huis clos en sanatorium et au parcours initiatique du seul héros du livre. Je trouve que "la Tour", se rapproche à mon sens, davantage des "Buddenbrock". du reste les deux romans débutent sensiblement de la même manière: un grand festin dans les deux cas, l'un chez un consul de Lübbeck, l'autre pour le "jubilé" de Richard, le père, dont la figure de commandeur va être laminée par les évènements et le régime ; la déchéance annoncée puis devenue réelle d'un ordre social, la place singulières des femmes comme catalyseurs de biens des évènements,tantôt mères courage, tantôt jeunes romantiques évanescentes ou désenchantées. Chez Tellkamp ces femmes sont fortes d'un courage admirable. J'ai retenu parmi toutes ces figures féminines, celle admirable d'engagement et de courage de l'artiste (écrivaine) Judith, qui entretient une relation aussi platonique qu'intense avec Meno.
Outre cet héritage littéraire très allemand, il y a aussi indéniablement un côté proustien dans l'écriture de Tellkamp, d'ailleurs il le cite à plusieurs reprises. Enfin l'auteur est très shakespearien dans son rapport à la violence. Il ne la montre pas, ne la décrit pas, elle est habilement suggérée puis reconvoquée par touches, ce qui au passage lui procure une force de conviction gigantesque qui ébranle le lecteur. Il y a bien sûr du Kafka dans toutes ces épreuves que constituent les tracasseries administratives ou dans le rouleau compresseur moral que constitue la discipline politique et sociale imposée aux citoyens de cette république totalitaire. Enfin, il y a un certain côté absurde qui aurait bien convenu à un
Sartre ou un Camus, traité par Tellkamp non par le sermon, mais par l'humour.
Toutes ces comparaisons ne valent que pour exprimer la très grande littérature à laquelle nous avons à faire ici. Ce livre est un magnifique roman, au sens le plus noble du terme. Sa construction est magistrale et les personnages si nombreux que les citer ici serait illusoire. L'auteur est aussi un très habile ami des détails, il produit des descriptions pointilleuses, de choses simples comme un objet du quotidien, tout autant que de raretés comme des papillons d'Amazonie nommés Uranides. Les métaphores sont abondantes, la ville de Dresde est un personnage à par entière, tout comme par exemple la machine à repasser présentée sous les formes d'un insecte menaçant.
Evidemment une petite connaissance du régime est-allemand ou des dernières années de la RDA est une aide forte pour la compréhension de ce roman. de même que la connaissance des lieux et rues de Dresde, cités si souvent peut aider à mieux se figurer les lieux évoqués.
Pour conclure : une lecture époustouflante, un vrai talent de romancier, et l'attente d'un prochain opus, qui s'il se révèle du même tonneau, fera indubitablement entrer cet écrivain très brillant dans les très grands littérateurs allemands.
Bravo pour la traduction superbe. Enfin, je recommande aux curieux d'aller voir du côté des sites en langue allemande, où nombre de détails du livre sont explicités.
Enfin, pour les lecteurs qui auront aimé, je ne peux que me permettre de recommander la lecture sur une thématique proche de "Renégat, roman des temps nerveux," de Reinhardt Jirgl.