Une extrême liberté
Le XXe siècle, on s’en apercevra de plus en plus, est celui d’une entreprise de contrôle global de la représentation. Nous vivons la mise en place de ce pouvoir : tout doit être ramené à l’effet publicitaire, à la présence monocorde et colorisée de l’image, à une propagande de la marchandise par elle-même. Les régimes totalitaires ont d’abord manifesté cette volonté de façon sanglante : plus les crimes sociaux étaient énormes, plus les images diffusées étaient bien-pensantes, pures, morales, l’art servait le mensonge. Le mensonge, aujourd’hui, se sert de l’art. Celui-ci devient de plus en plus simple décoration ou animation culturelle. Francis Bacon aura été l’un des très rares artistes à refuser complètement cette instrumentation.
Sa bête noire, il y revient sans cesse, est l’illustration. Autrement dit : la peinture apparaît comme étant une image, mais n’est pas seulement une image. C’est un ensemble de gestes mettant en jeu le corps tout entier, son animalité, ses vibrations, ses sensations multiples, son jeu, ses passions. Exister est une passion. Ce n’est pas du tout par hasard si le thème de la crucifixion est traité par Bacon, après la deuxième guerre mondiale, comme une méditation subversive. Bien entendu, il s’agissait pour lui de se démarquer violemment de ce qu’il voyait venir : un expressionnisme dépressif ou bien (mais cela revient au même) une dérobade dans l’abstraction. La grandeur positive de Bacon (comme celle de Picasso) est dans cette contre-attaque vive, tranchante, physique, à l’opposé des voeux d’une société spectaculaire sourdement puritaine et qui a même trouvé le moyen d’intégrer l’imagerie pornographique ou les revendications des minorités sexuelles pour mieux établir sa domination. Je lisais récemment dans la presse italienne le énième procès fait à Picasso présenté, dans sa vie, comme "un génie du mal ". On croit rêver. La plupart du temps, Bacon vous est montré, lui, comme un écorché, un boucher, un écraseur, une boule de souffrance, un témoin de l’horreur : l’idéologie du spectacle s’exprime là à découvert. Bacon, bien entendu, est le contraire de cette caricature. C’est avant tout un artiste extrêmement intelligent, délicat, cultivé, raffiné. seulement voilà : il désillusionne. Nous vivons somnambuliquement à travers des écrans ; il les crève. Il réaffirme la force de l’acte créateur : rapidité, destruction, reconstruction. Bref, il dérange le grand et faux film dans lequel nous sommes priés de vivre. Comme Rodin, Cézanne, Giacometti, ou, encore une fois, Picasso, il a instauré, en sa faveur, un rapport de forces. Il a vécu comme il a voulu, ce qui, compte tenu de la singularité de sa vision, est presque incroyable. J’admire cela, beaucoup.
Ce grand peintre est un grand poète. La misère de la peinture, asservie au marché illustratif, est aussi, désormais, celle de la poésie moderne. J’ai fini par trouver bizarre que personne ne se soit demandé pourquoi Bacon, à plusieurs reprises, faisait référence à L’Orestie d’Eschyle. Un de ses seuls regrets, dit-il, est de n’avoir pas appris le grec classique. Question de rythme, d’énergie, d’immédiateté. Bacon ne "raconte" pas, il met en scène, il force la scène, c’est un dramaturge combinant le souci d’un ordre rigoureux (cubes, sphères) avec une convulsion virulente. L’expression d’Artaud, "théâtre de la cruauté", lui convient, à condition d’insister sur la maîtrise de son acte de dépense. Il est proche de Georges Bataille qui, comme par hasard, a aussi écrit une Orestie. La peinture est comme la poésie, la poésie est comme la peinture, toutes deux s’adressent, comme disait Bacon, "directement au système nerveux". En écrivant sur la peinture, on prend donc un risque majeur : être ou ne pas être dans le coup qui se joue. Je crois qu’on voit Van Gogh grâce à Artaud et Cézanne grâce à Rimbaud. De même pour Bacon : Eschyle gronde à travers lui, et, bien entendu, Shakespeare. Bacon n’a pas manqué, par exemple, d’attirer l’attention sur la fin de Macbeth. Il faut entendre la peinture pour ne pas s’aveugler sur elle. Un triptyque ou un portrait de Bacon, c’est une expérience intérieure qui n’en finit pas d’affirmer sa présence. Mais le tragique, ici, ouvre également sur la comédie. Il y a un fantastique humour dans cette oeuvre, humour qui était d’ailleurs celui de Bacon lui-même. L’humour, c’est ne jamais dire une banalité, c’est la forme aiguë du sérieux réel, la générosité même, autrement dit la couleur. Violence érotique et sérénité, le contraire de la violence répressive et pathétique ambiante.
La peinture nous donne plus ou moins de liberté. On ne devrait la juger que dans cette optique. Finalement, ce que manifeste Bacon, c’est que l’art et la vie ne font qu’un, que peindre et exister sont une seule et même démarche. Concentré et détaché, entouré de ses tableaux si vibrants d’intensité, il représente, dans l’affadissement et le conformisme de cette fin de siècle, une forme exceptionnelle de liberté. Il boit, il traîne, il est joueur, mais il n’arrête pas de travailler. Il a des amis, mais il est seul. Il méprise la société, mais il y est parfaitement à son aise. Il gagne de l’argent, mais il le flambe. Il est au comble de la lucidité, mais il ne s’intéresse qu’à la volupté. Il médite sur Michel-Ange et Vélasquez, mais il fait place à la sauvagerie la plus instinctive. Il ne s’occupe pas de politique, mais son oeuvre, par sa vérité concrète, est le démenti le plus cinglant à toutes les tentatives d’asservissement politique. Personne n’est plus anglais que lui, mais il est comme un poisson dans l’eau à Paris. Il ne croit à rien, et pourtant il brûle pour sa peinture. Il est homosexuel de façon ouverte, mais personne n’est plus dégagé que lui à ce sujet. Il est ultrasensible, pas sentimental. Il sait que le temps, et lui seul, est la grande affaire. C’est un peintre de son temps et de tous les temps, il est en éveil sur les petites unités de temps, il les écoute, il les vit jusqu’à la fibre, il vit ainsi sa mort et il le dit.
« Comme si la réalité de la vie ne pouvant être saisie que sous une forme criante, criante de vérité comme on dit, ce cri devait être, s’il n’est pas issu de la chose même, celui de l’artiste possédé par la rage de saisir. » M.Leiris
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Conversation autour de l'écriture en cours du prochain roman de Stéphane Zagdanski
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