A dater de cette soirée, Josefina avait fait alterner ses devoirs de dame de compagnie et ses talents de critique littéraire. Tous les six mois, elle sélectionnait deux romances particulièrement riches en souffrances indicibles.Et plus tard, Antonio José Bolivar Proano les lisait, dans la solitude de sa cabane, face au Nangaritza.
Il ne voyait pas la femelle mais il la devinait au-dessus de lui, cachée, secouée par des sanglots presque humains.
Combien de temps peut mettre un jaguar pour faire le trajet ? -Moins que nous. Il a quatre pattes, il sait sauter par-dessus les mares et il a pas de bottes, répondit le vieux.
Ils prenaient seulement plaisir à le voir transpirer comme un robinet rouillé condamné pour l'éternité.
Ne fais pas d'affaires avec des gens qui ne savent pas respecter la maison des autres.
Il était reconnaissant à l'auteur de désigner les méchants dès le départ. De cette manière, on évitait les malentendus et les sympathies non méritées.
Tout en rentrant chez lui, il put voir à travers les nappes d'eau la silhouette solitaire et obèse du maire sous son parapluie, comme un champignon énorme et sombre qui aurait soudain poussé sur les planches du quai.
Antonio José Bolivar qui ne pensait jamais au mot liberté jouissant dans la forêt d'une liberté infinie.
- Écoute, j'avais complètement oublié, avec cette saloperie de mort : je t'ai apporté deux livres.
Les yeux du vieux s'allumèrent.
- D'amour ?
Le dentiste fit signe que oui.
Antonio José Bolivar Proano lisait des romans d'amour et le dentiste le ravitaillait en livres à chacun de ses passages.
- Ils sont tristes ? demandait le vieux.
- A pleurer, certifiait le dentiste.
- Avec des gens qui s'aiment pour de bon ?
- Comme personne ne s'est jamais aimé.
- Et qui souffrent beaucoup ?
- J'ai bien cru que je ne pourrais pas le supporter.
Il savait lire.
Ce fut la découverte la plus importante de sa vie. Il savait lire. Il possédait l'antidote contre le redoutable venin de la vieillesse. Il savait lire. Mais il n'avait rien à lire.