Cet ouvrage réunit 4 tomes publiés entre 2000 et 2003 par
Marjane Satrapi, née en 1969. Il a été un immense succès puisque l'ensemble a représenté les meilleures ventes des éditeurs de bandes dessinées alternatives de la décennie. le long métrage animé qui en est tiré, sorti en 2007, recevra le prestigieux prix du jury du festival de Cannes. le sujet est tout sauf léger : la vie d'une petite fille devenant une femme dans l'Iran de la Révolution Islamiste. le dessin, en noir et blanc, est avant tout une illustration des textes et, s'il n'est pas inutile, reste assez second. Les écrits abordent des questions aussi fortes que le témoignage historique sur une époque très oppressive, l'identité ou l'exil.
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Devant ce qui précède il est légitime de se demander si nous nous trouvons face à un chef d'oeuvre comme Maus. Est-ce un ouvrage aussi fort ? Selon moi non, même si
Persépolis est très intéressant, et c'est ce point de vue nuancé que je vais tenter de défendre.
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Cet ouvrage comprend donc 4 tomes, traitant de 4 périodes distinctes. Chacun est composé d'une série de petits et grands événements traités en quelques pages.
- La première partie commence en 1979, à la chute du Shah (appelé Chah dans ces bandes dessinées) et se termine le 22 septembre 1980 lors du début de la guerre entre Iran et Irak. elle nous permet de découvrir
Marjane Satrapi jusqu'à l'âge de 10 ans. C'est une enfant très vive, intelligente, issue d'un milieu aisé et cultivé, très politisé (mouvance marxiste). Elle rêve de devenir prophète, adore ses parents et sa grand-mère (personnalité très forte). Nous la verrons ensuite confrontée à l'obligation du port du foulard islamique, à la séparation des sexes dans les écoles, assisterons aussi aux premières répressions dans la rue et aux premières purges.
Ce tome est très intéressant car il nous confronte immédiatement à la rencontre violente, à travers les yeux d'une enfant, entre une liberté et des rêves d'un côté et l'avènement d'un régime profondément oppressif de l'autre. Il pourra aussi servir de page d'histoire à qui connaît peu cette période marquante du Moyen-Orient, indispensable pour comprendre les discussions actuelles sur le conflit opposant l'Iran aux USA (pour simplifier grandement)
Cette partie se termine lorsque cet enfant, confrontée à l'inadmissible, perd la foi.
- le second commence avec la prise d'otage des diplomates de l'ambassade des États-Unis (oui il y a un chevauchement temporel avec le premier tome) et se termine en 1984, lorsque
Marjane Satrapi partira en Europe. Il est marqué par la guerre entre l'Iran et l'Irak, la mort, les « martyrs », les pénuries, les bombardements, la répression et, plus généralement, l'absence de liberté. Nous voyons une toute jeune femme cherchant à grandir dans ce contexte ; tentant d'exister à travers le punk, le vin, les cigarettes, les posters, des tenues parfois improbables et dangereuses face aux contrôles des islamistes.
- le troisième tome traite de la vie de l' « héroïne » entre 14 et 18 ans en Autriche. Sans détailler chaque étape nous assistons à l'arrivée d'une adolescente encore assez pudique, discrète, travailleuse et soucieuse de ses convictions qui, progressivement, se passionnera pour l'anarchisme, la drogue, une forme de liberté sexuelle, qui rencontrera la solitude, des manques affectifs croissants et la dépression avant de devenir SDF et malade. Enfin elle sera hospitalisée et devra repartir en Iran.
Ce tome, parfois pénible à lire (l'auteur ne cherche pas à se ménager) montre la difficile voire impossible intégration d'une toute jeune femme seule et sans repères dans une société qui lui est étrangère. À cet âge charnière celle qui était une enfant brillante lorsqu'elle était insérée dans sa société et soutenue par sa famille semble se naufrager et manque de décéder.
- le dernier tome aborde la vie de l'auteur entre 1988 (et la fin de la guerre Iran-Irak) et 1994, année de son départ pour la France où elle réside toujours. Nous observons et l'Iran en ruine et les nouvelles difficultés de
Marjane Satrapi, considérée comme une Iranienne en Europe mais aussi comme une occidentale dans son pays d'origine. Après une tentative de suicide liée largement à des conflits de valeurs avec son milieu elle cherchera à vivre en "étant elle-même", en allant à l'université, en se constituant un groupe d'amis et en se mariant avec un de ses camarades (Reza). Elle devra constater que, au même titre que son mariage est un échec, elle ne parvient pas à s'intégrer dans l'Iran des Mollahs et elle choisira de se séparer définitivement de sa famille pour vivre en France. Nous apprendrons à la toute fin que sa grand-mère adorée mourra deux ans plus tard, ce qui charge encore d'émotions ce second exil.
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Persepolis est un ouvrage très fort. Il est difficile de ne pas être ému par le destin si singulier d'une enfant qui doit grandir d'abord au sein d'un monde devenu presque instantanément oppressif et absurde. Difficile de ne pas penser à Kafka ici (« le procès » en particulier) et le fait que Marjane soit initialement brillante et issue d'un milieu aisé rend ce choc culturel sans doute encore plus brutal. Dans le même esprit il serait assez paradoxal de reprocher à cet ouvrage les errements de son auteur, ses naïvetés, sa médiocrité souvent lors de ces années (la troisième partie étant la plus évidente sur ce plan) alors que c'est justement une des conséquences de ce drame qui a frappé des millions de personnes. Constater que ces événements qui frappent l'Iran font des morts, des blessés, des emprisonnés mais compliquent aussi la croissance normale vers l'âge adulte d'une enfant qui au départ avait tous les atouts pour grandir harmonieusement et dans la joie est au coeur de
Persepolis.
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Alors pourquoi cette réserve ? Elle est liée à la façon dont nous est racontée cette histoire.
Marjane Satrapi se place au niveau de son enfance et nous raconte, aussi sincèrement que possible, ce qu'elle voyait et ressentait. C'est là la force de son témoignage mais aussi sa limite selon moi. Il n'y a aucun recul, aucune mise en abyme. Dans Maus il y a la transfiguration des peuples en animaux, une relecture des souvenirs du père par ceux du fils, des allers-retours entre le présent et le passé, l'Europe nazie et les États-Unis de
Art Spiegelman, le talent graphique de ce dernier aussi. Tout cela (entre autre et sans oublier la précision dans les moindres détails) crée une oeuvre aussi forte que riche, polysémique, complexe, enrichissante même pour qui pense savoir ce qu'étaient les camps nazis et la Shoah.
Ici nous avons des parents et surtout une grand-mère idéalisés (mécanisme classique mais non explicité de l'exilée), certains personnages diabolisés et une vision somme toute très pauvre et caricaturale de la révolution islamique, qui n'apprend guère ni de faits ni de concepts à qui s'était intéressé à ces événements. Qui suivait les journaux télévisés en occident à cette époque n'apprendra objectivement pas grand-chose et c'est dommage que
Persepolis en soit resté au témoignage brut sans chercher à aller plus loin.
Pour autant cet ouvrage reste très riche et sans doute une première clé, facile d'accès, pour qui ne connaît pas cette période et veut en savoir un peu plus. le parcours cruel de l'auteur reste aussi un témoignage aussi fort qu'émouvant.
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Je conseille donc cette lecture qui, si elle n'a pas été le chef d'oeuvre que j'espérais, reste très enrichissante.